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Diphtongaison romane (ĕ > iè, ŏ > ʋò)
19-06-2025


I. Vue d'ensemble sur la diphtongaison romane
Pour la comparaison rapide entre diphtongaison romane occitane et française, voir la première partie ici.

L'adjectif "roman" signifie ici : "qui concerne le latin parlé dans tout l'empire romain (LPC, LPT1)".

 


A. Les grands types de diphtongaison romane

1. Les deux schémas de base : ĕ > iè, ŏ > ʋò


Aux IIIe, IVe siècles et peut-être au Ve siècle, dans les pays de la Romania et de façon variable selon les régions, une diphtongaison affecte è et ò toniques (respectivement < ĕ et < ŏ latins, voir mutation vocalique). On l'appelle diphtongaison romane car elle concerne une grande partie des langues romanes. Sa réalisation est la suivante :


/è/ > /iè̯/ (> /yè/ en occitan, souvent > /i/ en français)

-  /ò/ > /ʋò̯/ (puis > /üò/, /üé/ en occitan avec de nombreuses variantes possibles, /œ/ en français)


(IPHAF:30-31)


(Détails : PHF-f2:219 et suivantes).




Affectation de la voyelle tonique, et seulement tonique

La diphtongaison romane n'affecte que la voyelle tonique, et non la voyelle atone ; pour preuve on peut donner les alternances suivantes :


(l'accent tonique est souligné ci-dessous, je rappelle que cette diphtongaison affecte très peu l'occitan ; je donne ainsi peu d'exemples pour l'occitan mais davantage d'exemples pour le français)

fr feu (< fŏcŭm) (ci-dessous fŏcŭm) / foyer (< *fŏcārĭŭm) ; oc fuòc / fogau (< *fŏcālĕm) ;

fr liège (< *lĕvĭŭm) / léger (< *lĕvĭārĭŭm) ;

fr Nièvre / Nevers (à mieux étudier) ;

fr neuf (< nŏvŭm) / nouveau (< nŏvĕllŭm) ;

fr (il) vient (< vĕnĭt) / venir (< vĕnī)


it Sienna "Sienne" / senese "siennois"


Il faut préciser qu'il s'agit d'une alternance liée à l'ancienne règle de fermeture des atones du latin.




2. Diphtongaison romane spontanée et conditionnée


Dans les domaines gallo-roman et catalan, on peut distinguer deux phénomènes différents : la diphtongaison romane spontanée et la diphtongaison romane conditionnée. Dans ces domaines, les deux types de diphtongaison affectent /è/ et /ò/ toniques mais de façon variable selon la langue ou le dialecte. En une première approche, on peut dire :


- la diphtongaison spontanée se réalise devant n'importe quelle consonne latine (non palatalisée 1), ou même devant une voyelle en hiatus ;


- la diphtongaison conditionnée se réalise seulement devant une palatale : elle ne se réalise donc qu'après la palatalisation de certaines consonnes latines.


1 Les consonnes du latin classique ne sont pas des palatales, à l'exception de yod.



Pour les datations, les références sont : IPHAF:182 pour /è/, IPHAF:185 pour /ò/.


La diphtongaison romane se réalise "par l'avant" (c'est la partie initiale de la voyelle qui est modifiée), et aboutit à une diphtongue ouvrante. Cela signifie que son degré d'aperture croît au cours de son émission (la bouche s'ouvre davantage) : è > i̯è ; ò > ʋ̯o




3. Place de l'occitan parmi les autres langues romanes (diphtongaison romane)

Le schéma et la carte ci-dessous permettent de situer l'occitan parmi les autres langues romanes, du point de vue des conditions de la diphtongaison romane.



Schéma diphtongaison romane

Schéma : la diphtongaison romane parmi les langues romanes.

Ce schéma est un essai de synthèse à partir de IPHAF:37, 182, 185, 187 pour le français et l'occitan (avec des recherches personnelles), de TISD:13 pour l'ensemble des langues romanes, etc.

La diphtongaison romane touche les voyelles è et ò (provenant de ĕ et ŏ latins). Par exemple :
- elle n'affecte pas le portugais (ex : fŏcŭm > fogo, nŏctĕm > noite), ni le sarde (sard.logud. : fŏcŭm > fogu, ) ;
- elle affecte le catalan seulement devant devant palatale (foc, nuoyt > nuyt > nit) ;
- elle affecte l'occitan : souvent ŏ libre devant k ou w (fuogu > fuoc > fuec, fiòc) et toujours ĕ et ŏ devant palatale (nuoyt > nueyt, nuech) ;
- elle affecte le français pour ĕ et ŏ libres devant toutes consonnes (fuogu > fuou > feu), et devant palatale (nuoyt > nuit) ;
- elle affecte l'italien pour les voyelles libres devant toutes consonnes (fuocu > fuoco), mais pas devant palatale (mĕdĭŭm > mezzo) ;
- elle affecte l'espagnol pour les voyelles libres devant toutes consonnes (fuego), et aussi les voyelles entravées (fĕrrŭm > hierropŏrtŭm > puerto), mais pas devant palatale (noche). Ce dernier fait reste difficile à expliquer (Cccc:3).
- elle affecte le dalmate, même ĕ et ŏ entravés (fĕrrŭm > fiar, pŏrcŭm > puarc : wiktionnaire), aussi le napolitain (fĕrrŭm > fierro, pŏrcŭm > puorcu) et le wallon (fĕrrŭm > fier).
- elle affecte le roumain pour ĕ libre et entravé : voir la carte ci-dessous. Par exemple : hĕrī > ieri, ĕrat > era [yéra], fĕrrŭm > fier (et pour ŏ : fŏcŭm > foc, mais rŏtăm > roată, cŏxăm > coapsă à étudier).






Diphtongaison_romane_dans_la_Romania.jpg

Diphtongaison romane spontanée dans la Romania.

Le domaine d'oc est situé ; il montre l'absence de diphtongaison romane spontanée (si ce n'est devant k et w). Le document provient de TIMD:13, adapté. Remarquons que la Dacie (Roumanie actuelle) montre seulement la diphtongaison /è/ > /i̯è/ (je sur la carte) ; cela est à relier avec la date plus tardive de la diphtongaison /ò/ > /ʋ̯ò/, qui aurait affecté la Romania après l'isolement de la Dacie en 271 après J.-C. (DLCALI:67). Cependant, le domaine d'oc est très peu affecté par la diphtongaison, et les domaines catalan, portugais et sarde ne sont pas du tout affectés (sauf pour certains dialectes portugais).




B. Descendance de la diphtongue /iè/


L'évolution ci-dessous concerne essentiellement le français, qui subit la diphtongaison spontanée (l'occitan ne la subit pas) ; quelques mots occitans subissent la diphtongaison conditionnée : lĕctŭm > liech "lit". Seuls ces derniers suivent donc les étapes ci-dessous.


(source : notamment PPH., p.n.a.)

ĕ /é/

> (Ier siècle : ĕ > /è/) /è/

> (diphtongaison romane) /iè̯/

> (assimilation d'aperture : le 2e élément se ferme d'un degré) /ié̯/

> (vers 1200 : bascule des diphtongues) /i̯é/

> (consonification i > y) /yé/

> (XVIIe siècle : loi de position) /yè/ seulement devant consonne articulée, /yé/ ailleurs.



À continuer.



C. Étude particulière de la descendance de la diphtongue /ʋò/ (< ŏ latin)

Voir ci-dessous schéma de la descendance de o latin

Sources : notamment P. Fouché (ci-dessous).

Il faut que j'étudie mieux l'aspect de la fermeture de o (ó, ó) et la loi de position à la fin.


ŏ /o/

> (Ier siècle : ŏ > /ò/) /ò/

> (diphtongaison romane) /ʋò̯/



Voie 1 :

> (assimilation d'aperture : le 2e élément se ferme d'un degré) /ʋó̯/

> (vers le VIIIe siècle : antériorisation du u) /uó̯/

> (vers 1200 : bascule des diphtongues) /u̯ó/

> (consonification u > ü) /üó/

>


prolongement possible :

> (différenciation de point d'articulation) /ó/

> (consonification i > y) /yó/

> (XVIIe siècle : loi de position) /yò/ seulement devant consonne articulée, /yó/ ailleurs.




Voie 2 :

> (différenciation de point d'articulation) /ʋé̯/

> (vers le VIIIe siècle : antériorisation du u) /ué̯/

> (vers 1200 : bascule des diphtongues) /u̯é/







La diphtongue /ʋò/ est celle qui a donné le plus grand nombre de descendants, avec des diphtongues, des triphtongues variables, ou bien des voyelles simples (après monophtongaison).


L'étude (assez confuse) menée par Jules Ronjat (GIPPM-1:159 à 188) l'amène à distinguer (p. 184) quatre scénarios menant à quatre aboutissements :


(e.g.n.a.)

ω. > /üò/

α. > /yò/ (< /üò/)

β. > /üé/, (/üè/, /üa/, /iè/, /yœ/, /œ/, /u/, /yüé/, /üë/...

ε. > /wé/


Je tente ici de replacer ces scénarios dans le cadre de la Romania. Pour cela, il faut distinguer les étapes suivantes.


1. Diphtongaison ŏ > /ʋò/. On peut distinguer trois phénomènes, qui ont probablement eu lieu à des époques différentes :

- diphtongaison romane spontanée (fŏcŭm > fuòc) ;

- diphtongaison romane conditionnée (par palatale : nŏctĕm > nuech) ;

(- phénomène apparenté : diphtongaison de ūl > /ʋòl/ : cŭcūlŭm > cogüòu).

2. Différenciation /ʋò/ > /ʋé/.

3. Antériorisation du /ʋ/ : /ʋ/ > /u/, typique de la Gaule et de l'Italie du nord.

4. Bascule des diphtongues, exemple : /ʋò/ > /ʋò/.

5. Consonification du premier élément de diphtongue, exemple : /u̯ò/ > /üò/.

6. Différenciation /üò/ > /yò/.

7. Labialisation /üé/ > /üë/ et nombreuses autres transformations pour donner la grande variété de l'aboutissement β ci-dessus.




Je présente ci-dessous une étude particulière de l'étape 3 "antériorisation du /ʋ/", qui a des conséquences fondamentales dans le domaine d'oc.




Effet de l'antériorisation du /ʋ/ sur la diphtongue /ʋò/ (< /ò/)

L'antériorisation du /ʋ/ est un phénomène encore mal expliqué, affectant la majorité de la Gaule et le nord de l'Italie vers le VIIIe siècle. Elle a fait évoluer la prononciation latine de ū depuis /ʋː/ vers /u/. La diphtongue /ʋò/ est celle issue de la voyelle latine ŏ en position tonique libre, au cours de la diphtongaison romane spontanée (début IVe siècle) ou conditionnée (Ve ou VIe siècle). On peut logiquement penser que l'antériorisation du /ʋ/ a affecté la diphtongue */ʋò/ en Gaule et en Italie du nord.


Le développement ci-dessous expose un raisonnement personnel, concernant l'occitan, tout en le situant dans l'ensemble de la Romania occidentale. Concernant le français, plusieurs auteurs font intervenir l'antériorisation du /ʋ/ dans l'évolution de /ʋò/ (PHF-f2 , PHF-p , PPH ), mais F. de La Chaussée ne le fait pas (IPHAF ). Cela voudrait dire que le /u/ dans "nuit" et dans oc. nuech aurait la même origine pour P. Fouché, J.-M. Pierret, N. Laborderie, et une origine différente pour F. de La Chaussée. Le schéma présenté ci-dessous place le français en suivant la première position, qui me semble séduisante par sa généralisation à tout le domaine gallo-roman.


Remarque : Il est regrettable que les articles qui traitent l'antériorisation du /ʋ/ se limitent au devenir du ū latin : mūrum > mur, mātūrum > mûr, frūctum > fruit..., et n'abordent jamais, à ma connaissance, le devenir de la diphtongue /ʋò/.




Le tableau ci-dessous montre que dans les domaines d'antériorisation de /ʋ/ (domaine occitan et domaine français), l'évolution de /ʋò/ s'inscrit dans le schéma d'évolution en /u/, par opposition aux autres domaines où /ʋò/ s'inscrit dans un schéma de conservation de /ʋ/.




ū /ʋ/
ū > /u/
latin
castillan
italien
occitan
français

diphtongaison spontanée (occitan : devant k et v)
fŏcŭ(m) fuego
fuoco fuòc / fuec...
(feu)
lŏcŭ(m) luego < lŏcō
luogo luòc / luec...
luec > lieu
bŏvĕ(m) buey
bue buòu...
*buof > bœuf
ōvŭ(m) > ŏvŭ(m) huevo
uovo uòu...
*uof > uef > œuf


diphtongaison conditionnée par palatale
pŏdĭŭ(m)

piòg / pueg...
puy
hŏdĭē (hoy)
(oggi) (l) iòi / uei
hui
ĭnŏdĭăt (enoja)
(annoia) enueia...
ennuie
mŏdĭŭ(m) (moyo)

muòg / mueg
mui(d)
*trŏjă(m)
(troia)
trueia
truie
cŏctŭ(m)

(cotto) quiòch / cuech
cuit
cŏxă(m)

(coscia) cueissa
cuisse
nŏctĕ(m) (noche)
(notte) nuòch / nuech...
nuit
*vŏcĭtŭm > *vŏctŭm ?
vuoto (a.it. vòito) (1) vuege
vuide > vide
fŏlĭă(m) (hoja)
(foglia) fuòlha / fuelha
(feuille)
ŏcŭlŭ(m) > *ŏclŭ (ojo)
(occhio) uelh...
uel > œil
cŏrĭŭ(m) cuero (2)
cuoio (2) cuer
cuir
lŏngē

luenh... luinz > loin

Tableau. Prononciation de l'élément de diphtongue u issu de la diphtongaison romane de la voyelle latine ŏ. L'élément u se prononce /ʋ̯/ en domaine de conservation du son latin /ʋ/, et il se prononce /u/ dans le domaine d'antériorisation du /ʋ/> /u/. (Pour le français, les diphtongues ont fortement évolué). Cela permet de penser que c'est l'antériorisation du /ʋ/ qui a transformé les diphtongues en domaine occitan, où elles étaient autrefois semblables au castillan et à l'italien. Le même phénomène s'est probablement produit en français dans de nombreux cas.


(1) Pour *vŏcĭtŭm, it vuoto, voir vŏcĭtŭm (Évolution des proparoxytons).

(2) Pour cŏrĭŭm, on voit le problème dans le tableau : comme l'italien et l'espagnol n'ont pas de diphtongaison conditionnelle, ils ne devraient pas apparaître avec une diphtongaison dans ces langues. (Le mot aurait-il voyagé à partir de la Gaule ?).


Remarque 1 : l'italien présente le type /uo/, mais le type /ue/ existe en Italie au moins dans les Pouilles en salentin médiéval (fueco, lueco, cuero... in DREM:173).

Remarque 2 : il faut que j'étudie nŏcĕt > il nuit (diphtongaison conditionnée par y ? : nŏcĕt > *nŏct > *nòyt ?)


Il faut ajouter que dans les deux îlots de conservatisme du /ʋ/ que sont le domaine franco-provençal et le domaine wallon, les diphtongues concernées se prononcent également avec /ʋ̯/ (d'où peut-être la prononciation /wit/, /nwi/ pour "huit", "nuit"... dans l'accent belge). Voir ū latin > /u/.



Pierre Fouché décrit le phénomène (PHF-f2:293) :

(u.s.p.s.m.g.) "Par suite de la tendance qu'éprouve une voyelle à se fermer au contact d'une autre voyelle plus ouverte (phénomène de différenciation), /òo/ a passé à /óo/ puis à /ʋò/ et /ʋó/. À ce stade, le second élément menacé de s'assimiler à /ʋ/ et de perdre ainsi son individualité, s'est différencié en /é/ ; d'où /ʋé/, qui au moment de la palatalisation de /ʋ/ est devenu /ué/, puis /uë/ (par labialisation de /ë/ diphtongal au contact de /u/ accentué, /üë/ (après déplacement d'accent sur la voyelle la plus ouverte) et finalement /ë/."

(je n'arrive pas à trouver la signification du 2e o dans /òo/ ci-dessus, que l'auteur écrit sous la forme d'un omicron ; ce doit être un "o moyen")


Le même auteur signale pour la diphtongue /uœ̃/ (PHF-f2:368) :

(u.s.p.s.m.g.) "buœ̃n < bŏnu, cuœ̃ns < cŏmes, suœ̃n < sŏnu, tuœ̃nt < tŏnet, buœ̃ne < bŏna, suœ̃ne < sŏnat, tuœ̃ne < tŏnat, uœ̃m < hŏmo. Cf. de plus tuœ̃n, suœ̃n, avec les féminins correspondants tuœ̃ne, suœ̃ne. Remarque : Dans les dialectes où la palatalisation de /ʋ/ a été relativement tardive, on a eu une diphtongue /ʋœ̃/, au lieu de /uœ̃/."


Jean-Marie Pierret donne (PHF-p:189) :

(u.s.p.s.m.g.) "Les graphies les plus anciennes attestent uo (buona : Eulalie, 1). Le segment final se différencie en [é], d'où [ué̯]. On suppose que [ʋ] est passé à [u] (comme dans tous les [ʋ:]), puis que [é] a été labialisé en [ë]. Lors du changement d'accentuation de la diphtongue, [u] est devenu [ü], qui a fini par disparaître. La prononciation [ë] est attestée à la fin du XII e siècle déjà. Les graphies sont uo, puis ue, enfin eu et parfois œu."


Noëlle Laborderie signale pour nŏctĕm (PPH., p.n.a.) :

(u.s.p.s.m.g.) "IXe-Xe siècle, comme dans la diphtongaison spontanée" : différenciation /ʋói/ > /ʋéi/, puis antériorisation de /ʋ/ > /u/ : /ʋòi/ > /uéi/... > nuit.


Par contre, selon Gaston Zink, l'antériorisation de ʋ dans la diphtongue /ʋò̯/ s'est réalisée tardivement, "sous la seule attirance de -é-" lorsque qu'on a eu /ʋò̯/ > /ʋé̯/ :


PHF-z:131 (e.g.s.p.s.) "Le ʋ- diphtongal de /ʋò̯/ > /ʋé̯/ (< ò libre ou entravé par yod), accentué mais nécessairement bref, se palatalise plus tardivement et sous la seule attirance de -é- (lequel ne lui doit rien, comme le montre l'espagnol, privé de /u/ : bueno, -a). La forme première uo est encore en place dans Eulalie : Buona pulcella fut Eulalia (vers 1) et la palatalisation ne devient effective dans la triphtongue (transitoire) uei qu'au cours des IXe et Xe siècles et dans la diphtongue ue qu'au XIe siècle."


De même, François de La Chaussée (IPHAF:125) ne fait jamais intervenir l'antériorisation du /ʋ/ pour le français : pour ʋói puis ʋèi (nŏctem, cŏrium) :

(e.g.s.p.s.) "La triphtongue perd son élément médian : /ʋói̯/ > /ʋéi̯/ > /ʋi̯/, et le /ʋ/ avance son lieu d'articulation sous l'influence du /i/, d'où /ui/ qui bascule en /üi/."




Pour cŏr > "cœur", voir datation uo > ué pour le type "cœur".

Pour fŏcŭm > "feu", voir fŏcŭm "feu".




Schéma de l'évolution du ŏ tonique libre dans la Romania



J'indique dans le schéma ci-dessous ce que j'appelle le "type fuoco" (toute la branche de /ʋò/ menant à it fuoco, oc fuòc, fiòc) ; et le "type fuego" (toute la branche menant à esp fuego, oc fuec, fr "feu", a.sal. fueco). Voir aussi ci-dessous l'évolution détaillée de fŏcŭm.


Remarque : parfois certains mots dialectaux en /wò/ représentent un ancien type fuego, voir le scénario de G. Millardet (LDR:218-219) : bŏvĕm > */bwéw/ > */bwœw/ > */bwòw/ > /byòw/, /bòw/ "bœuf" dans les Landes (région sud-occidentale des Landes). Mais il s'agit d'une région où /éw/ devient /òw/ (pĭlŭm, tēgŭlŭm > pòw, tòule).


Diphtongaison_romane_dans_la_Romania.jpg

Schéma. Descendance de la voyelle latine ŏ tonique libre dans la Romania. Proposition personnelle, représentation sous forme d'arbre phylogénétique, avec l'exemple de fŏcŭm "feu" (ʋ̯, u̯, ò̯, é̯ représentent des éléments faibles de diphongues ; ü, y, w des semi-consonnes). Ce schéma doit pouvoir expliquer aussi en grande partie les variantes dialectales issues de la diphtongaison romane conditionnée (nŏctĕm > nuech...) et de la diphtongaison ūl > ʋòl (cŭcūlŭm > cogüòu...).

Pour ʋò > ʋé, il est possible que cette évolution se soit réalisée plusieurs fois dans la Romania, indépendamment dans plusieurs régions. Voir par exemple la différenciation assez tardive quor > quer pour "cœur" (XIe siècle).

Pour l'évolution menant au type français "feu", le scénario est discuté ; beaucoup de linguistes français rattachent bien l'évolution *ʋé > *üë à l'antériorisation du ʋ, mais F. de La Chaussée ne le fait pas (ci-dessus). D'où le chemin en poitillés et les points d'interrogation, avec deux voies possibles.

Pour la datation de l'antériorisation de ʋ, voir la discussion pour le domaine d'oïl à Évolution de la diphtongue /ʋò̯/ < ŏ

Pour les significations des transformations phonétiques, voir : différenciation, antériorisation du ʋ, bascule des diphtongues.
L'italien présente le type /uo/, mais le type /ue/ a existé en Italie au moins dans les Pouilles en salentin médiéval (fueco, lueco, cuero... in DREM:173).
En occitan, plusieurs autres variantes existent, notamment si on applique ce schéma à ŏ ayant subi la diphtongaison conditionnée (nŏctĕm, fŏlĭăm) : le rameau de la branche menant à "üé" peut se ramifier abondamment et donner de multiples variantes locales (à développer).
Pour le français (pointillés), voir deux principaux scénarios possibles ci-dessous : scénario de IPHAF et scénario de ma note (1) : antériorisation du ʋ.










D. Problème de la diphtongaison devant k et w

Pour l'occitan, l'étude ci-après montre que la diphtongaison romane spontanée affecte assez souvent les /ò/ toniques libres suivis de k ou w et non les /è/, alors que pour le français par exemple, elle affecte /è/ et /ò/ toniques libres devant n'importe quelle consonne. Pour l'occitan, les auteurs ont souvent inclus la diphtongaison devant k et w dans la diphtongaison conditionnée (conditionnée par k et w). Mais devant k et w, cette diphtongaison est à mettre à part puisqu'elle se réalise souvent en castillan : fŏcŭm > fuego, bŏvĕm > buey, nŏvĕm > nueve, nŏvŭm > nuevo, ŏvŭm > huevocæcŭm > ciego, *relĕvum > relieve (mais lĕvĕm > leve). Or en castillan, la diphtongaison conditionnée (au sens commun) ne s'est pas réalisée, pour une raison mal connue (nŏctĕm > noche, hŏdĭē > hoy, pĕctŭm > pecho, fŏlĭăm > hoja... (mais vĕt(ŭ)lŭm > viejo). Dans le site, j'adopte ainsi la dénomination : diphtongaison spontanée de /ò/ devant k et w.



L'expression "diphtongaison spontanée devant k et w" peut donc sembler paradoxale puisqu'elle semble plutôt conditionnée que spontanée. Mais il faut se situer dans l'ensemble des langues romanes. La diphtongaison spontanée affecte de manière semblable le français, l'italien (miele, fiero, dieci, cuore...), et de façon plus intense le castillan, dans lequel même les voyelles entravées sont diphtonguées (ferru > hierro ; herba > ierba ; terra > tierra ; morte > muerte). Donc on peut considérer que dans "l'échelle d'intensité de la diphtongaison spontanée", l'occitan se situe dans à un degré très faible ; le français et l'italien y sont placés à un degré fort, et le castillan y est placé à un degré maximal.


Voici l'analyse de Jules Ronjat (GIPPM-1:119) : "À date très ancienne – pour beaucoup de cas le fénomène pouvait déjà être à l'état embrionnaire en latin vulgaire de Gaule – il i a eu des diftongaisons conditionnelles de voyelles libres sous la sollicitation de certaines séquences. (...) Les cas les plus anciens et les plus intéressants sont ceux de ĕ, ŏ devant vélaire ou palatale > [ie,uo] et évolutions ultérieures diverses (…). Pour ŏ la sollicitation est maximum avec continue palatale (folia, etc.), minimum avec -c- (focu, etc.), moyenne avec -u < latin -v- (bove, etc.)". Par ailleurs (GIPPM-1:167) : "La séquence d'une consonne palatale en roman provoque la diftongaison dans presque tout notre domaine. Ce sont des faits de même ordre que:ex. le traitement de locu, focu et celui de nocte, folia." Donc l'auteur envisage un conditionnement par /w/ et /k/, et par palatale (sans plus de précision). Pour /w/ et /k/, je montre ci-dessous que la diphtongaison n'affecte que /ò/, et non /è/.





Ciblage irrégulier de la diphtongaison romane


Concernant le français, T. Scheer et Ph. Ségéral attirent l'attention sur le fait qu'il existe très souvent des variantes non diphonguées, sous-estimées par les linguistes, et qui témoignent d'une variation de la diphtongaison romane.


PH-2020:222 : "La diphtongaison romane est intrinsèquement productrice de variation : très souvent les mots qui la pratiquent connaissent également une forme non diphtonguée (que les grammaires typiquement ne mentionnent pas). Cette forme est souvent minoritaire ou rare, mais dans certains cas parfaitement courante selon la documentation du TL : feru > fier, fer FC  fier, lep(o)re > lievre, levre FC lièvre, mel > miel, mel FC miel, cor > cuer, cor FC cœur, novu > nuef, nof FC neuf."


Une telle variation n'existe pas pour la diphtongaison française (pira > peire, poire FC poire ne connaît pas de formes non diphtonguées).


Concernant l'occitan, on peut constater aussi une telle irrégularité, par exemple (ci-dessous) nŏvŭm > formes non diphtonguées pr nòu, d nòve ; formes diphtonguées lim niòu, rouerg nuòu "neuf, adj."...


Même au sein du même dialecte, l'irrégularité est notable :

nŏvŭm > pr nòu "neuf" (pas de diphtongaison) ;

bŏvĕm > pr buòu, biòu "bœuf" (diphtongaison).


Cette irrégularité témoigne d'accents variables selon les mots au sein même d'une région de l'Empire Romain, tout en marquant des différences très nettes entre régions, par exemple entre futur domaine d'oc et futur domaine d'oïl.




II. Diphtongaison romane spontanée

La diphtongaison romane spontanée affecte très peu le domaine d'oc (voir ci-dessus) : elle affecte seulement la voyelle ò tonique libre devant les consonnes k et w. De ce fait, l'expression "diphtongaison spontanée" est ambiguë pour le domaine d'oc, car on pourrait dire aussi que la diphtongaison est conditionnée par k et w subséquents. D'où des contradictions entre les auteurs. Mais comparativement aux autres langues romanes, il faut bien l'inscrire dans ce qu'on appelle la diphtongaison spontanée (voir ci-dessus).



La diphtongaison spontanée s'est produite dans la moitié nord de la Gaule :

- vers le début du IIIe siècle pour la voyelle è (IPHAF:182) ;

- vers le début du IVe siècle pour la voyelle ò (IPHAF:185).

Peut-être en est-il de même pour le sud de la Gaule.





A. Cas particulier de la diphtongaison spontanée devant k et w

Cette partie exprime des études et des conclusions personnelles, développées ici en 2017.


Comme expliqué ci-dessus, l'expression "diphtongaison spontanée" est ici ambiguë, puisqu'en occitan, on pourrait dire qu'elle est conditionnée par /k/ et /w/ subséquents. Mais il faut malgré tout la ranger dans la diphtongaison qu'on qualifie de spontanée, voir ci-dessus.

Par ailleurs, cette diphtongaison ne touche que la voyelle /ò/, et pas dans tous les mots.

Le site essaie de répertorier tous les mots concernés (ils ne sont pas nombreux), et en effet ceux contenant /è/ n'ont pas diphtongué.


En fonction des éléments précédents, on peut dire pour l'occitan :


au début du IVe siècle pour la voyelle ò tonique libre devant k ou parfois w


/ò/ > /ʋò̯/


  


1. Diphtongaison devant k


a. Étude de /è/ devant k


La voyelle /è/ ne diphtongue jamais en occitan devant k, au contraire du français, où sa diphtongaison est générale.


Jules Ronjat (GIPPM-1:151) ne donne qu'un exemple très marginal de cette diphtongaison en occitan : un possible suffixe latin *-ĕcŭ > suffixe béar -iec, que l'auteur ne trouve que dans béar (ar)rebohiec "revêche" (GIPPM-3:350-351 ; "-iego ≈ -ego est fréquent en esp, port"). Il cite aussi le cas de sæquĭt "il suit" (ci-dessous), bien qu'on n'ait pas affaire à la consonne /k/, mais /kw/.



cæcŭm "aveugle"

L'ancien occitan montre l'absence de diphtongaison de /è/ : cæcŭm > cèc /sèk/. Cæcŭm fait visiblement partie des cas où æ a évolué en /è/, voir la monophtongaison de æ et œ. En espagnol, on a ciego, en a.fr. cieu, ciu, ciuv (ceu, cé) : il y a bien diphtongaison de /è/ dans ces langues (cæcŭm > cieu, IPHAF:56). Pour l'a.fr. ciuv, voir ci-dessous "grive".

Par ailleurs pour l'a.fr., selon PHF-f3:630, la chute de ɣ (< k) précède dans ce cas l'évolution -u > -ó, menant à la triphtongue ieu dans cieu. Ce cas s'oppose au cas -ācŭm > -ay, pour lequel la chute de ɣ est plus tardive car en position juste post-tonique. Pour cæcŭm, la diphtongaison romane assez précoce amène ɣ en position plus éloignée de l'accent tonique, donc en position plus faible, et entraîne donc sa disparition précoce au moment où -u est encore prononcé /ʋ/.



cæcŭm /kèːkʋ/ "aveugle"




Occitan :


> (vers l'an 300 : 2es palatalisations)  */͜tsèkʋ/


> (vers l'an 400 : sonorisations)  */͜tsègʋ/

> (fin Ve siècle : -u > -ó)  */͜tsègó/

> (à partir du VIe siècle : dépalatalisation)  */tsègó/

> (VIIe, VIIIe siècle : apocopes) */tsèg/


> (renforcement de g devenu final)  */tsèk/
> (vers l'an 1200 : désaffrication)  */sèk/
|
|
AO cȩc



féminin : cæcăm /kèːka/ "aveugle"


> (vers l'an 300 : 2es palatalisations)  */͜tsèka/


> (vers l'an 400 : sonorisations)  */͜tsèga/


> (à partir du VIe siècle : dépalatalisation)  */tsèga/


> (vers l'an 1200 : désaffrication)  */sèga/

AO cȩga
(SDouc in VSD:226)



Français :


> (vers l'an 300 : 2es palatalisations, IIIe et IVe siècles : diphtongaison romane)   */͜tsiè̯kʋ/ 

> (vers l'an 400 : sonorisations)  */͜tsiè̯gʋ/ 

> (Ve siècle : spirantisation puis amuïssement avant -u > -ó)   */͜tsiè̯ɣʋ/ > */͜tsiè̯ʋ/


> (synérèse) */͜tsiè̯ʋ̯/


> (à partir du VIe siècle : dépalatalisation)  */tsiè̯ʋ̯/
> (vers 1200 : désaffrication et bascule des diphtongues) /si̯éʋ̯/
(selon PHF-f2:330 - mais il n'est pas clair - la bascule des diphtongues entraîne è > é)
|
|
|

a.fr. cieu



féminin : ? je n'ai pas trouvé de féminin en a.fr. mais on peut reconstituer *ciue, *cive, voir griue, grive ci-dessous (féminins analogiques). Par ailleurs je pense que cæcăm mènerait régulièrement à *cieie.







græcŭm "grec"

Le cas est identique à celui de cæcŭm ci-dessus. L'occitan n'a pas diphtongué /è/ : græcŭm > grèc /grèk/, /grè/. En français et en espagnol, le mot a diphtongué : a.fr. grieu, griu, esp griego. Le français "grec" est un emprunt au latin (CNRTL), ou bien à l'occitan.


Pour le français "grive" : (on pensait que cet oiseau hivernait en Grèce).


P. Fouché (selon PHF-f2:331) donne un paradigme en a.fr.


masculin : CSS gris, grieus / CRS grieu, griu, *grif

féminin : CSS griue, grive / CRS griue, grive 


Voici l'évolution phonétique et analogique proposée pour ce paradigme a.fr. :


(nom) græcŭs /grèːkʋs/ "grec"    (selon PHF-f2:331)
> (évolution comme cæcŭm > cieu ci-dessus) */griè̯ʋ̯s/
> (évolution particulière de ʋ̯ devant -s) */griè̯ü̯s/ > */griè̯i̯s/
> (iei > i) /gris/
a.fr. (CSS) gris


(acc) græcŭm /grèːkʋ
> (évolution comme cæcŭm > cieu ci-dessus) */griè̯ʋ̯/ a.fr. (CRS) grieu


Analogie du CSS sur le CRS grieu : formation d'un nouveau CSS (rajout du -s) grieus   (PHF-f2:331, remarque II)
a.fr. (CSS) grieus


Analogie du CRS grieu sur le CSS gris : grieu > griu */griʋ̯/
(réduction de la triphtongue)  (PHF-f3:643)
a.fr. (CRS) var griu


Féminisation de griu : griu + -e > griwe (PHF-f3:643)
a.fr. (fém) griue
(renforcement de w) > grive  (PHF-f3:644)
a.fr. (fém) var grive


Masculinisation probable du masculin sur le féminin grive (comme "juif" sur "juive") selon le paradigme vis (< vīvŭs) / vif (< vīvŭm).   (PHF-f2:331, remarque II)
a.fr. (CRS) *grif









dĕcĕm "dix"

Pour l'occitan : dĕcĕm > dètz. La voyelle /è/ n'est pas affectée en occitan, mais elle l'est en français (dix < *dièitsé). On pourrait cependant opposer que cela ne prouve pas l'absence de palatalisation devant k car dans dĕcĕm, k a pu évoluer par palatalisation avant la diphtongaison (voir "Du latin au provençal 2",  troisièmes palatalisations). La palatalisation de ke en position faible (c'est-à-dire après voyelle) a en effet eu lieu vers le même moment, au IIIe siècle, et l'ordre palatalisation / diphtongaison n'aurait pas été le même en français et en occitan.


On aurait donc (scénario 1) :

occitan : dĕcĕm > */dèké/ > (3e palatalisation, sans i diphtongal) */dètsé/ > (diphtongaison devant k : trop tardive) .... > dètz
(scénario 2) :

occitan : dĕcĕm > */dèké/ > (pas de diphtongaison devant k) */dèké/ > (3e palatalisation, sans i diphtongal) */dètse/ > dètz


Pour le français :

(IPHAF:115, 124, n'est pas très clair, je déduis de son texte le scénario suivant)

français : dĕcĕm > (3es palatalisations, avec i diphtongal, et diphtongaison spontanée) */dièits'é > * /dits/ > dix

Ou bien (c'est ce que comprend PHF-p:195 : "Pour de La Chaussée (114-115)...") :

français : dĕcĕm > (diphtongaison devant k) dièké > (3es palatalisations, avec i diphtongal) > */dièits'é/ > dix

(Les deux scénarios sont possibles car les 3es palatalisations et la diphtongaison spontanée de è ont dû se réaliser dans la 1e moitié du IIIe siècle).




prĕcăt "il prie", nĕcăt "il tue (il noie)"


Là encore, /è/ est diphtongué en français, mais pas en occitan :

occitan : prĕcăt, nĕcăt > prèga, nèga ;

français :

prĕcăt > */prièkat/ > */priègat/ > */prièɣat/ > */prièyat/ >... /priə/ > prie (IPHAF:55) (influence analogique des formes rhizotoniques sur l'infinitif : preier > prier)

nĕcăt "il noie" > normalement nie mais cette fois, les formes téléotoniques ont influencé les formes rhizotoniques, "ce qui a permis de le distinguer de "nier"" (CNRTL).




sæcŭlŭm "siècle"

Là aussi, l'ancien occitan montre l'absence de diphtongaison de /è/. L'évolution de sæcŭlŭm est "demi-savante" en occitan comme en français (sinon elle aurait abouti à */si̯è/, en occitan comme en français). En utilisant le raisonnement ingénieux de NDSAF:59, 60, on aurait à la fin du IIIe siècle les formes /kʋlʋ/, /klʋ/, obtenus par un traitement savant ayant évité la palatalisation populaire kl > ou la syncope. Dans ces deux formes (qu'il y ait eu syncope ou non), la diphtongaison devant k aurait pu se produire en traitement populaire si elle existait en domaine occitan. Or les attestations en ancien occitan sont seulement sègle, sècle (LR). Il n'y a donc pas eu de diphongaison de /è/. Signalons que le groupe occlusive + liquide (muta cum liquida) comme -kl- ne fait pas entrave (IPHAF:36 ; et ci-dessous è et ò devant muta cum liquida), et donc n'empêche pas une diphtongaison éventuelle de la voyelle antécédente. L'occitan siècle est un emprunt au français GIPPM-1 p 202).




sæquĭt "il suit"

Le lat.pop. sæquĭt était utilisé à la place du lat.class. sequitur : dans ce cas, il y a une diphtongaison de /è/ dans une partie du domaine d'oc : sæquĭt a évolué en (AO) siec / sèc (voir notamment les formes dans HLPA:67) ; comparer avec IPHAF pp. 58, 59 pour l'évolution avec le français (à mieux étudier). Siègue "il suit" est donné en (pr.ma.), sièc en (l) et sièt en (g) (TDF). Il est possible que cette diphtongaison provienne de l'influence de qu /kw/, et non de /k/.





b. Étude de /ò/ devant k


La voyelle /ò/ diphtongue en occitan, comme en français.


latin LPC

occitan

français
ŏ devant c >
/u̯ò/, /u̯è/ >
/(y)ë/





cŏquŭm > cŏcu(m)
AO cuòc, cuec (1)
queux
crŏcŭ(m)
AO gruòc, gruec
("jaune" : crocus, safran)
fŏcŭ(m)
fuòc, fuec
feu
jŏcŭ(m)
jòc, juec
jeu
lŏcŭ(m)
luòc, luec
lieu
hŏc
AO uec (òc)
(oui < hŏc ĭllĕ)
sŏcră(m)
AO sǫgra, suegra, soeire (2)

a.fr. sogre, soivre
"belle-mère"
sŏcrŭ(m)
(sŏcĕrŭm)

AO sǫgre, suegre, sǫcre (2)
(sǫzer, soer, soei)

a.fr. sogre, suire
"beau-père"





Tableau (ci-dessus) : diphtongaison de /ò/ devant /k/. Elle a affecté l'occitan comme le français (mais elle a évolué en français).

Pour l'occitan, il existe les variantes non diphtonguées (còc, fòc, jòc, lòc, nòis) situées en général en Gascogne et Languedoc occidental.

(1) cuoc n'est pas donné dans DOM mais il est donné dans GAP:74.

(2) Pour sŏcrăm, sŏcrŭm, je pense qu'il y a eu diphtongaison spontanée pour certaines variantes (suegra, suegre), comme pour l'espagnol suegra, suegro. Le TDF indique suegra, suegre en pr.ma.. L'italien suocera, suocero proviennent des variantes non-syncopées latines sŏcĕrăm, sŏcĕrŭm.




fŏcŭm "feu"

- En français, par disparition complète de la consonne intervocalique (voir "Clivage oc / oïl" : évolution de c (k)), une triphtongue de coalescence est apparue (òʋ̯). Puis elle a été réduite par assimilation (monophtongaison). Voir aussi ci-dessus schéma d'évolution du ŏ tonique libre.



   fŏcŭ(m) (IPHAF:56, 125)

> (dipht.spont. début du IVe siècle) /fʋòkʋ/

> (vers l'an 400 : sonorisation) /fʋògʋ/

> (Ve siècle : spirantisation en Gaule du nord) /fʋòɣʋ/

> (Ve siècle : amuïssement de ɣ et triphtongue de coalescence avant l'ouverture -ʋ > -ó, qui date de la fin du Ve siècle) /fʋòʋ/

> (différenciation ʋò > ʋé ; elle a pu se faire avant) /fʋéʋ̯/

(à partir d'ici, je fais une synthèse de IPHAF et PHF-p:190 ; ce dernier donne un retour à ò : /fʋéʋ̯/ > /fʋòʋ̯/ > /fʋëʋ̯/, que j'ai supprimé)

> (labialisation de l'élément médian de triphtongue) /fʋëʋ̯/ (1)

> (transfert de l'accent sur l'élément médian de triphtongue) /fʋëʋ̯/

> (différenciation ʋë > ië) /fiëʋ̯/ (cette étape n'existe pas selon IPHAF)

> (amuïssement du premier élément de triphtongue derrière labiale ou k) /fëʋ̯/ (2)

> (amuïssement de ʋ̯) > /fë/


À la fin du XIIe siècle, on trouve la graphie fu qui prouve la monophtongaison, mais aussi feu, avec le digramme eu qui sera adopté définitivement au XVIe siècle pour retranscrire /ë/ (a.f.blog).

(1) à cette étape, on pourrait très bien proposer /fʋéʋ̯/ > (antériorisation du ʋ) /fuéʋ̯/ > /fuëʋ̯/ > /fuëʋ̯/ > /fëʋ̯/, comme le fait P. Fouché (PHF-f2:335, aussi citation ci-dessus) ; ce scénario rapprocherait le français de l'évolution vocalique occitane, qui est attestée par les variantes dialectales actuelles. P. Fouché adoptait une position sur l'évolution de -k- intervocalique aujourd'hui remise en cause (>-ɣ- > -w-, PHF-f2:613), mais l'intérêt de son scénario pour les voyelles me semble toujours d'actualité.


(2) le premier élément de triphtongue est conservé dans "lieu" < lŏcŭm, voir a.fr. lué(s) "aussitôt que", et dans a.fr. gieu > "jeu" (< jŏcŭm)  (PHF-p:190).



- En occitan, le k > g mais ne disparaît pas, empêchant la triphtongaison de se réaliser. Le u > ó final disparaît, g devient final et se renforce en -k- ("retour" vers k), qui est encore prononcé dans certaines régions ; la diphtongue initiale demeure, mais elle peut se différencier précocément, donnant fuec, (type fuego). Voir aussi ci-dessus schéma d'évolution du ŏ tonique libre.




fŏcŭ(m) (propositions personnelles)
> */fòkʋ/
→ *fogu > fòc des P.O. au T.e.G. (type catalan)
> (début IVe siècle : dipht.spont.) */fʋòkʋ/
> (vers l'an 400 : sonorisation k > g) */fʋògʋ/
> (fin Ve siècle : ŭ final > ó) */fʋògó/


(voie 1 : type fuoco)
> (VIIe, VIIIe siècles : apocopes) */fʋòg/
> (durcissement -g > -c) */fʋòk/
> (VIIIe s. : antériorisation du ʋ) */fuòk/
> (vers 1200 : bascule des diphtongues) */fu̯òk/ fuòc → /füòc/ à Conques (Aveyron), /füò/ en Trièves, Vercors (GIPPM-1:169, ALF carte0558).
(> (différenciation uò > iò) > */fi̯òk/) fiòc, type général en pr.rh. et l.


(voie 2 : type fuego)
> (différenciation précoce ʋò > ʋé) */fʋégó/
> (VIIe, VIIIe siècles : apocopes) */fʋég/
> (durcissement -g > -c) */fʋék/ fué /fwa/ (type franco-provençal, voir ALF carte0558) (1)
> (VIIIe s. : antériorisation du ʋ) */fuék/
> (vers 1200 : bascule des diphtongues) */fu̯ék/ fuec → /füœk/, /füé/, /füœ/... : type général en pr.ma., v-a , niç.


(1) comme le type franco-provençal, le gascon présente aussi une diphtongaison en ʋ̯ mais on ne se trouve pas en région de conservation de ʋ < ū. Je pense que l'antériorisation du ʋ a pu y être tardive, postérieure à la bascule des diphtongues, donc le /ʋ/ ne portant plus l'accent n'aurait pas pu être antériorisé en /u/ (mais je ne connais pas bien l'histoire du gascon).


Cas des proparoxytons
Certains proparoxytons sont susceptibles d'être touchés par la diphtongaison de /ò/ devant k, mais ils ont subi la syncope auparavant (ce qui provoque l'entrave), menant à un groupe consonantique pouvant causer plus tard la diphtongaison conditionnée. Voir vŏcĭtŭm > vuege, ŏcŭlŭm > uelh.



2. Diphtongaison devant w

a. Étude de /è/ devant w


La voyelle /è/ ne semble jamais diphtonguer en occitan, au contraire du français.


Remarque 1 : l'évolution devant + voyelle, ou + voyelle est particulière et commence dès le Ier siècle de notre ère, elle est traitée à "Du latin au provençal 2" (conséquences de la consonification de ĕ, ĭ en hiatus).


Remarque 2 : si le w est en position finale (bŏvĕm > bòve > bov), il est vocalisé en occitan ( > -u), et il évolue en -f en français (bœuf), voir ci-dessous vocalisation du -v final.


Remarque 3 : Certaines variantes dialectales montrent une diphtongaison : (l, AO) brieu pour brèu, (AO) lieus pour lèu. Il est possible que la vocalisation du -v final (remarque 2 ci-dessus) ait provoqué plus tardivement (XIIIe siècle ?) une diphtongaison du type deu > dieu (voir ci-dessous diphtongaison eu > ieu). Cette dernière a concerné /é/ et non /è/, mais la distinction é / è s'est abolie dans certaines régions, hors Provence (quand ?). Lieus est attesté vers les années 1200, 1250 en région toulousaine (AimPeg, RaimCast in LR). Les variantes brieu, lieus peuvent donc s'expliquer par la diphtongaison "tardive" eu > ieu, mais on ne peut pas complètement exclure une diphtongaison romane de /è/ devant w réalisée à certains endroits.


latin LPC

occitan

français
ĕw + voyelle >
èv
-èu en finale

/i̯èv/
-/i̯èf/
en finale





brĕvĕ(m)
brèu

a.fr. brief "bref"
lĕvĕ(m)
lèu

-
lĕvat

lèva

a.fr. (il) liève "(il) lève"
*relĕvum
relèu
relief





Tableau (ci-dessus) : diphtongaison spontanée de è devant /w/, absente en occitan, présente en français.





b. Étude de /ò/ devant w


La voyelle /ò/ diphtongue souvent en occitan, et toujours en français.

Ci-dessous, en occitan, nŏvĕm et nŏvŭm diphtonguent parfois (mais pas en provençal) ; pour jŏvĕnem le cas est plus complexe car plusieurs formes latines initiales sont à envisager (voir ci-dessous).



latin LPC

occitan

français





ŏw + voyelle >
/u̯òʋ̯/...
>
/œ/
-/œf/
en finale





bŏvĕ(m)
buòu

bœuf
jŭvĕne(m) > jŏvĕne(m) (1)
(d) juene (2)
jeune
mŏvet
AO muou, mueu (3)
meut
ōvŭ(m) > ŏvŭ(m) (1)
uòu

œuf
nŏvĕ(m)
(nòu), dialectes : nuòu, niòu... (4)
neuf
nŏvŭ(m)
(nòu), dialectes : nuòu, niòu... (4)

neuf
plŏvĕrĕ, plŏvĭt (1) (5)
AO pluoure, pluou

pleuvoir, il pleut






Tableau (ci-dessus) : diphtongaison "spontanée" de ò devant /w/. Ce waw /w/ a évolué par la suite en /v/, et en finale de mot en occitan, ce /v/ a été vocalisé en /ʋ̯/. En français, le /v/ en finale de mot a évolué en /f/. On voit que la diphtongaison en occitan n'est que partielle (nŏvem... est peu affecté).
(1) pour  jŭvĕnem > jŏvĕnem, ōvŭm > ŏvŭm, voir contact entre waw et o, u. Pour plŭĕre > plŏvĕrĕ (Pétrone) : idem, avec v épenthique.
(2) pour (pr) joine, jove, il est possible qu'il y eût diphtongaison, mais que le premier élément de la diphtongue, parvenu à i, fût résorbé dans j (voir GIPPM-1:169 pour jòc).
(3) muou, mueu, muova (GAP:268), muou (BertrBorn in IEAP:89, 293).
(4) Pour nŏvĕm, nŏvŭm, Jules Ronjat signale que leur caractère proclitique a souvent empêché la diphtongaison (GIPPM-1:183, GIPPM-2:418).



jŭvĕnĕm, jŏvĕnĕm "jeune"


- français

Pour la forme latine, voir jŭvene > jŏvene est lié à w > β.


(IPHAF:112, 190 donne seulement quelques étapes ci-dessous avec la diphtongaison spontanée de ò ; je discute des autres étapes, en utilisant notamment l'évolution de ŏ en français, voir cŏr > cœur)


jŭvĕnĕm /yyʋwéné/
> (Ier siècle : y > dj, w > βŭw > ŏβ, ŏ > ò) jŏvĕnĕ(m) */djòβéné/
> (IIIe siècle : β > v) */djòvéné/
> (début IVe siècle : dipht.spont.) */djʋòvənə/ a.fr. juvene (Alexis)
(graphie ou prononciation conservatrice ?)
> (fin Ve s. : syncope entre v et n, voir Stĕphănŭs) */djʋòvnə/
> (durcissement de v en position préconsonantique) */djʋòfnə/
> (quand ? différenciation ʋò > ʋé) */djʋéfnə/ (1)
> (ʋ labialise è en œ) */djʋœfnə/
> (vers le VIIIe siècle, PHF-f2:368 : antériorisation de ʋ) */djuœfnə/ a.fr. juefne (Rou)
> (amuïssement du f ?) */djuœnə/ (2)

> (nasalisation devant n à partir du XIe siècle) */djuœ̃nə/ (probablement très proche de l'étape suivante, ou simultanément, et de plus l'élément u doit se nasaliser aussi : /ũœ̃/ : IPHAF:136)
> (bascule des diphtongues, et désaffrication dj > j, vers 1200) */juœ̃nə/ > */jüœ̃nə/
> (amuïssement de ü) */jœ̃nə/
> (dénasalisation à partir de fin XVIe s.) /jœnə/
> (amuïssement de la finale) /jœn/ jeune


(1) je propose de rattacher cette différenciation au type fuego largement représenté en Romania occidentale,
(2) on peut proposer d'autres scénarios avec vocalisation de f, ou d'autres voies avec vocalisation de v au lieu de son durcissement, voir a.fr. geune Rou, comme en occitan ci-dessous.



- occitan : l'AO ne connaît que deux formes : jine et jve, qui ont donné les deux formes toujours employées aujourd'hui : joine, jove. Pour ces formes, GIPPM-2:117, 256, donne l'étymon latin classique jŭvĕnĕm (et non jŏvĕnĕm, contrairement au français ci-dessus). Le FEW (5:95a) signale aussi que les formes occitanes reposent sur jŭvĕnĕm (avec ŭ), comme pour rou june, it giovane, esp joven, port jovem, cat jove, alors que les formes françaises reposent sur jŏvĕnĕm. En effet, dans AO jine, jve, tonique implique un étymon avec ŭ tonique (ŭ > ó). Cela explique donc qu'il n'y a pas eu de diphtongaison spontanée de ò devant w, contrairement au français.


Pour oc joine, je vois deux scénarios possibles. La forme latine sans v : jŭĕnĕ, attestée dans les inscriptions, pourrait mener à joine de façon simple, mais on explique alors moins facilement la conservation du -e ; cette forme aurait plutôt mené à join.


 

jŭvĕnĕm /yyʋwéné/ "jeune" :


Pour oc joine (voie par syncope)


scénario 1

> (Ier siècle : y > dj, w > β) */djʋβéné/

> (IIIe, IVe siècles : β > vʋ > ó, syncope) */djóvné/

> (VIIe, VIIIe siècles : le -e échappe aux apocopes) */djóvné/

> (quand ? vocalisation de v devant consonne) */djóʋ̯né/

> (quand ? óu̯ > ói) */djóné/  → joine


scénario 2 (moins probable)

> (amuïssement de v au contact de ŭ) jŭĕne

(ʋ > ó) /djóéne/

> (différenciation d'aperture) joine

> (résistance à l'apocope : difficile à expliquer)joine


Pour oc jove (voie par apocope de type occitan)


> (Ier siècle : y > dj, w > β) */djʋβéné/

> (IIIe, IVe siècles : β > vʋ > ó, résistance à la syncope) */djóvéné/

> (VIIe, VIIIe siècles : apocope) */djóvén/     →  AO jven

> (XIe siècle : apocope de type occitan, suite)  →  AO jve, OM jove



Pour les formes (d) jueine, juene, savoyardes joeno /dzwéno/, /dzüéno/, /djwano/... témoignent peut-être d'une diphtongaison spontanée (scénarios ci-dessous à revoir) :



> (influence de w > β) jŏvĕnĕm

> (dipht.spont.) */djʋòvéné/

> (quand ? différenciation type fuego) */djʋévéné/ 

> (syncope) */djʋévné/


voie 3a (région savoyarde : le /ʋ/ est conservé)

> (bascule des diphtongues) */djʋévné/

(amuïssement de v après apocopes) → (savoyard) /dzwéno/, /djwano/


voie 3b

> (antériorisation de /ʋ/) */djuévné/

> (amuïssement de v après apocopes) */djuéné/

> (bascule des diphtongues) /djuéné/ → (d) juene 






B. Cas particulier de è et ò devant muta cum liquida

Muta cum liquida signifie occlusive suivie de r ou l. Ces groupes consonantiques ont des propriétés particulières, voir muta cum liquida.


Dans le domaine d'oïl, tout se passe comme si les muta cum liquida ne faisaient pas entrave, donc permettent la réalisation de la diphtongaison romane (IPHAF:36) :

Pĕtrŭm > Pierre

Fĕbrĕm > *fèvre > fièvre (1)

lĕpŏrĕm > *lĕprĕm > lièvre

Et aussi pour la diphtongaison française :

labrăm > *lavra > */læè̯vre/ > lèvre (1)


(1) vr n'est pas à proprement parler une muta cum liquida, mais pour le français, je l'inclus dans ce groupe (voir Groupes consonantiques : vr).


Par contre, tabulam > table, trifulon > *tréfle > trèfle (et non tèble, troifle) : la diphtongaison française ne s'est pas réalisée.


Dans le domaine d'oc, l'évolution est complètement différente. L'occitan conserve la syllabation du latin : Pĕtrŭm */pet-rʋ/ > Pèire /pèy-ré/


Cette évolution occitane occlusive + ry + r peut causer la diphtongaison conditionnée par y. Pour occlusive + l, dans certains cas il y a évolution en λ, ce qui cause aussi la diphtongaison conditionnée.



1. Cas de muta + r


En occitan, les muta (occlusives) devant liquida évoluent souvent en yod (y), ou en waw (w) (pour b). Or le yod provoque la diphtongaison conditionnée. Certains mots ont ainsi pu subir la diphtongaison conditionnée après l'apparition du yod.

Cette étude permet de dater la fin de la diphtongaison conditionnée, voir datation de cette diphtongaison ci-dessous.




- Devant pr, tr, kr (occlusives sourdes + r)


Il n'y a pas eu diphtongaison en occitan, ni spontanée, ni conditionnée. Les occlusives se sont transformées en yod probablement trop tard, quand la période de diphtongaison conditionnée était terminée. 


C'est ce que pense aussi J. Ronjat (GIPPM-1:220) : "L'évolution tr > [yr] est beaucoup plus tardive, et le nouveau [y] ne provoque plus de diftongaison".

pĕtrăm

occitan : pĕtră(m) > */pèδ-ra/ > */pèy-ra/ > pèira

français : pĕtră(m) > (diph.spont.) */piè̯-tra/ > */piè̯-δra/ > /pi̯è-rə/ pierre


rĕtrō

occitan : rĕtrō > */rèt-ro/ > */rèδ-ro/ > /rèy-ré/ rèire

français : ad + rĕtrō > */ar-rè-tro/ > (diph.spont.) */ar-riè̯-tro/ > */ar-riè̯-δro/ > /a-ri̯è-rə/ arrière





- Devant br, dr, gr primaires (occlusives sonores + r)

Dans les cas où d, g > y, on constate la réalisation de la diphtongaison conditonnée. 



fĕbrĕm "fièvre" : c'est une des exceptions à l'évolution b > y (SSÉPO:8), donc il n'y a pas de diphtongaison conditionnée par y.

- occitan : fĕbrĕm > fèbre (pr)

- français : fĕbrĕm > (dipht.spont.) fièbre > fièvre. La variante fièbre (l, d) est considérée comme un francisme (SSÉPO:21)



căthĕdrăm


- français :

căthĕdrăm /katédra/ > /kadra/ > (mut.) /kadra/ > (dipht.spont.) /kati̯èdra/ > /kaδi̯èδra/ > /tʃai̯èra/ >?... chaire > chaise

- occitan :

căthĕdrăm /katédra/ > /kadra/ > (mut.) /kadra/ > /kadèδra/ > /kadèyra/ > (dipht.cond.) /kadèyra/ > cadiera "chaise"

(voir ièi > ié)



Même chose pour ĭntĕgrŭ(m) :


- français : ĭntĕgrŭm /intégrʋ/ > */ingrʋ/ > (mut.) */éngrʋ/ > (dipht.spont.) */éntiègrʋ/ > */éntièyrʋ/ > entir > (analogie avec "premier"...) entier (voir IPHAF:115)

- occitan : ĭntĕgrŭm /intégrʋ/ > */ingrʋ/ > (mut.) */éngrʋ/ > */éntèyrʋ/ > (dipht.cond.) */éntièyrʋ/ > AO entieir > (ièi > ié) entier



Par ailleurs il faut étudier s'il n'y a pas diphtongaison conditionnée dans certaines régions où il y a vocalisation de b (-br- > -ur-). Voir l'exemple de dèure avec ses variantes dièure, duòure...



2. Cas de muta + l

Dans la majorité des cas, ce sont des groupes secondaires. Ils sont issus de syncopes ayant lieu au début du IIIe siècle (IPHAF:36 et:181). Le groupe kl s'est palatalisé.


pl : ?

tl : vetulu > vetlu > veclu

kl : oculu > oclu (macula > macla, soliculu > soliclu...), aussi l'évolution demi-savante : saeculum > sègle, sècle.



bl : ebulum > eblu > èble, èbol (l, g), èule (voir évolution de bl)

dl :

gl :




cl se palatalise rapidement, avant la diphtongaison conditionnée.




    







III. Diphtongaison romane conditionnée



A. Vue d'ensemble sur la diphtongaison romane conditionnée
1. Nature de la diphtongaison conditionnée

Elle affecte toute la Gaule ainsi que le domaine catalan. Il s'agit de la diphtongaison conditionnée, sous-entendu par la présence d'une consonne palatale subséquente.


Les palatales concernées sont : λ, y, s', r', ñ (et peut-être t' pour le français).



Au moment des diphtongaisons conditionnées :

- certains ò toniques échappent ou ont échappé à la diphtongaison spontanée, soit parce qu'ils sont entravés (nord et sud de la Gaule : pŏrtă), soit parce qu'ils ne sont pas devant k ou w intervocaliques (sud de la Gaule : fŏrŭm) ;

- certains è toniques échappent ou ont échappé à la diphtongaison spontanée parce qu'ils sont entravés (occitan et français) (lĕctŭs "lit").



La palatalisation de certaines consonnes dans certaines conditions entraîne alors la diphtongaison de è et de ò antécédents, avec la même réalisation que la diphtongaison spontanée :


 

- /è/ > /iè̯/ (inchangé en occitan, mais > /i/ ou /œ/ en français)

- /ò/ > /ʋò̯/ (puis > /u̯ò/, /u̯é/ en occitan avec de nombreuses variantes possibles, /œ/ en français)


Les deux diphtongues i̯è et ʋ̯ò ont beaucoup évolué dans la moitié nord de la Gaule pour donner le français actuel (voir tableaux ci-après).


Dans le détail, toutes les diphtongues auraient été descendantes au départ (voir IPHAF:206), puis celles étudiées ici seraient devenues ascendantes car "l'accent tend à se porter sur l'élément le plus ouvert de la diphtongue" (IPHAF:32). Ce déplacement d'accent tonique est appelé "bascule des diphtongues", et en français il a lieu vers l'an 1200. À rechercher pour l'occitan. L'évolution détaillée pour l'occitan doit être :

/è/ > /iè̯/ > /i̯è/
/ò/ > /ʋò̯/  > /ʋé̯/ >... (voir le schéma ci-dessus)


Pour /u̯é/, on arrive à /u̯è/, /u̯œ/ aujourd'hui, par exemple dans fuelha "feuille" et les dictionnaires ne mettent pas d'accent du moins pour la Provence (TDF). Les dictionnaires en graphie classique ne mettent jamais d'accent : fuelha. Il faut remarquer qu'il existe des variantes dialectales nombreuses, et notamment la variante /yœ/ dans la région d'Avignon, > /yu/ à Saint-Rémy, Fourques pour certains mots (GIPPM-1:175) : cuech /kyu/ "cuit".


Enfin en français, cette diphtongaison a été réduite par la suite, alors qu'en occitan, elle est bien conservée, avec des triphtongues encore très intactes : sièis > sis (six), nuèit > nuit. Elle a été réduite en catalan également : nuoyt > nuyt > nit (MLR Herling:547).



2. Datation de la diphtongaison conditionnée

François de La Chaussée indique que la diphtongaison conditionnée qui apparaît dans lĕctum, nŏctem est "nécessairement postérieure à l'évolution kt > yt, évolution qui semble dater de la fin du IIIe (peut-être du début du IVe ?)" (IPHAFp. 37) ; par ailleurs "comme l'occitan la connaît aussi, elle ne peut guère être plus tardive que la fin du IVe siècle ou le début du siècle suivant" (IPHAF p.187) (Je comprends mal ce dernier argument).


Grâce à l'étude des occlusives + r ci-dessus, je pense qu'on peut préciser la fin de la diphtongaison conditionnée. Les mots latins avec -tr- intervocaliques ont évolué en -yr- mais n'ont pas subi de diphtongaison conditionnée : pĕtrăm, rĕtrō > pèira, rèire. Donc cette diphtongaison s'est terminée avant la yodisation de -t-. Par contre, elle affecte encore căthĕdrăm, ĭntĕgrŭm (> cadièira, entièir). Par conséquent, la diphtongaison conditionnée se réalisait :

- après (ou pendant) l'évolution -kt- > -yt- (fin IIIe, début IVe siècle) ;

- après (ou pendant) l'évolution -dr-, -gr-  > -yr- ;

- mais elle ne se réalisait plus au moment de l'évolution -tr- > -yr-.


Ces constatations permettent du même coup de penser que -tr- a évolué plus tard que -dr-, -gr-, ce qui semble logique (-tr- a d'abord dû se sonoriser en -dr-).


Selon NAPG:491, l'évolution de -tr- et -dr- en -yr- est attestée entre 560 et 675 environ. La fin de la diphtongaison conditionnée est probablement antérieure à ces dates.






3. Problème des types de diphtongaison conditionnée

J'ai beaucoup de peine à faire une synthèse claire de cet aspect.


Aucun auteur ne présente une synthèse complète de la diphtongaison romane en occitan ; et même pour le français, beaucoup de points sont laissés dans l'ombre.


Quelles sont les "conditions" de la diphtongaison "conditionnée" ?


Chez les auteurs, il est bien difficile d'y voir une unité :

- Jules Ronjat (GIPPM-1:119, 167, voir citations ci-dessus) considère un conditionnement par /k/, /w/, /y/, /λ/.

- Ivayo Burov (CLGR:12), considère également un conditionnement par /k/, /w/, /y/, /λ/.

- Pierre Bec (LO:24) considère un conditionnement par /y/ et /w/.

- François de La Chaussée, pour le français, (IPHAF:37 à 39) considère un conditionnement par les phonèmes palataux /y/, /λ/ ou /ñ/ (voir notamment p. 38), mais il rajoute une diphtongaison conditionnée pour *mĭstĕrĭŭm > mestier (p. 115).

 

• D'abord visiblement, les diphtongaisons conditionnées par /k/ et /w/ citées par les deux premiers auteurs ci-dessus renvoient à la diphtongaison devant /k/ et /w/ traitée ci-dessus. C'est le cas aussi pour /w/ cité par Pierre Bec.


• Ensuite, devant /λ/ la diphtongaison est évidente (mĕlĭŭs > mièlhs "mieux", fŏlĭăm > fuelha "feuille"). Pierre Bec ne la signale pas, sans doute car il sous-entend l'existence d'un ancien /y/ ou /i/ lors de la palatalisation de l + ĕ, ĭ en hiatus (ce qui est probablement faux). Il assimile donc sans doute la diphtongaison devant /λ/ à la diphtongaison devant /y/.


• Devant /ñ/, les quelques exemples dont on dispose semblent montrer qu'il y a diphtongaison conditionnée (ĭngĕnĭŭm > var. AO engienh, "engin"). J. Ronjat et I. Burov semblent donc avoir négligé la diphtongaison conditionnée par /ñ/. P. Bec a pu considérer, comme pour /λ/ ci-dessus, qu'un /y/ ou un /i/ est apparu lors de la palatalisation de n + ĕ, ĭ en hiatus (mais il reste très évasif).


• Pour les cas devant r et s palatalisés, il y a diphtongaison, en occitan comme en français : voir ci-dessous mestier, mestieir "métier", cerisieisa "cerise < *cerieise".



Le problème essentiel est le conditionnement par yod (y). Souvent les auteurs ne distinguent pas (par exemple : PHF-p:195) :

- le yod obtenu dans l'évolution de nŏctem > *nòyté (> nuech) ;

- le i diphtongal de transition obtenu dans l'évolution de *mĭ(nĭ)stĕrĭum > *méstèir'u (> mestieir > mestier)


F. de La Chaussée (IPHAF) signale clairement la différence entre le premier (un yod), et le second (un i diphtongal de transition). Ce i diphtongal ne pourrait pas engendrer de diphtongaison. La diphtongaison aurait donc été provoquée par des phonèmes palataux aujourd'hui disparus : s', r', et non par un "yod" de transition, qui n'aurait pas existé en tant que yod.


François de La Chaussée fait ainsi ce raisonnement, mais en ce qui concerne la diphtongaison conditionnée, je pense qu'il est bien difficile de dire si dans *cĕrĕsĭăm, *mĭ(nĭ)stĕrĭŭm (> cerieisa, mestieir), la voyelle ĕ se diphtongue en raison de "i diphtongal" ou bien de s', r'.


Pour le français, F. de La Chaussée indique (IPHAF:114, j.m.c.g.) : "le n'apparaissant en principe que devant les demi-palatales, qui ne font pas entrave, la voyelle tonique subit la diphtongaison spontanée. (...). Avec y (préconsonantique) ou yy, il s'agit d'une diphtongaison conditionnée."


Par conséquent, si on utilise le raisonnement de F. de La Chaussée, dans des cas comme mĭ(nĭ)stĕrĭum > *mĭstĕrĭu :
- en français il y aurait eu la diphtongaison spontanée devant r' et (en même temps ??) apparition du i diphtongal devant r' (il ne peut pas y avoir diphtongaison spontanée devant rĭu car /ry/ fait entrave) : > *mestèir'iu (> *mestieir > mestier > métier),
- en occitan, où la diphtongaison spontanée ne se réalise pas, on parviendrait au même résultat : > *mestièir'u, mais par diphtongaison conditionnée par r', avec (en même temps ?) apparition du i diphtongal devant r' > *mestieir > mestier.


Il faut bien reconnaître que ce raisonnement est tortueux.



Ainsi, il faudrait distinguer les diphtongaisons conditionnées : par λ, par y, par s', par r', par ñ, et non seulement par λ et par y.


Tout ce raisonnement entre en opposition avec celui utilisé par Patrick Sauzet dans AVO, qui propose une diphtongaison conditionnée par exemple dans primèira > primièira (pour l'évolution de prīmārĭŭm > primier). L'alternative est donc de ne distinguer que trois types de diphtongaison conditionnée : celle par /λ/ celle par /y/, celle par /ñ/ (i diphtongal et yod auraient le même effet, à étudier).







B. Diphtongaison devant y (yod)

Il existe le yod primaire, mais à plusieurs moments, des yods secondaires sont apparus.

Il ne faut pas confondre yod et i diphtongal de transition, qui en principe, ne provoque pas la diphtongaison conditionnée.



1. Devant yod primaire, et issu de dĭ, gĭ + voyelle

 

La nature du yod primaire est expliquée ci-dessus, il était prononcé /yy/ à l'intervocalique. Par ailleurs dĭ, gĭ (+ voyelle) se prononcent aussi /yy/ avant la destruction de Pompéi.


latin LPC

occitan

français
-ĕj- + voyelle >



-ĕdĭ + voyelle >
/èyy/ > /i̯èy/ >
-i-
-ĕgĭ + voyelle >



pĕjŏr /péyyór/
pièger
pire
mĕdĭu(m) /méyyʋ/
mieg
mi-





-ŏj- + voyelle >



-ŏdĭ- + voyelle >
/òyy/ > /u̯èy/ >
-ui-
-ŏgĭ- + voyelle >



*plŏvĭăm > *plŏjă(m) (1)

plueia / plueja

pluie
trŏjă(m)

trueia / trueja

truie
hŏdĭē

uei

hui
ĭnŏdiăt

enueia / enueja

(il) ennuie
mŏdĭŭ(m)

mueg

muid
pŏdĭu(m) /póyyʋ/
pueg > pieg
"puy"





Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par /y/ primaire ou issu de dĭ, gĭ + voyelle.


(1) Pour *plŏvĭă > *plŏjă, voir *plŏvĭă (v + ĭ, ĕ en hiatus).



2. Devant yod issu de k suivi de consonne (ou x = ks)

Ce yod provient de l'évolution de kt > yt.


latin LPC

occitan

français
-ĕk- + consonne >
   èy > i̯èy >
-i-
dĕspĕctŭ(m)

despièit / despiech

dépit
lĕctŭ(m)
lièit / liech
lit
pĕctĭnĕ(m)

penche, pienche...(1)

pigne (a.fr.) "peigne"
pĕctŭ(m)

pieit (AO) / piech (AO)
pis
sĕx /séks/
sièis
six
vĕctĭ(m)

viech

vit ("pénis")





-ŏk- + consonne >
òy > u̯ey >
-ui-
cŏctŭ(m)

cuèit / cuech

cuit
cŏxă(m)

cuèissa

cuisse
nŏctĕ(m)
nuèit / nuech
nuit
ŏctō
uèit / uech
huit
*tŏxŭ(m) (< τόξον) 
tuèis
(if)
*vŏcĭtŭ(m) > *vŏctŭ
vuèit / vuech...
vuit > vide

Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par /y/ issu de k + consonne

(1) pour  pĕctĭnĕm > penche, il y a eu métathèse : le n a changé de place (sources ?).





  


3. Devant yod issu de d, g + r


Certains yod sont apparus à partir de g ou d devant r, visiblement alors que la diphtongaison conditionnée pouvait encore se réaliser. 


(À raccorder avec Vocalisation de la consonne implosive).


C'est le cas pour căthĕdră(m) > cadiera et ĭntĕgrŭ(m) > entier (voir ci-dessus căthĕdrăm, ĭntĕgrŭm).


Dans ces cas, on obtient la triphtongue iei devant r, dont le deuxième i disparaît facilement, voir évolution de ieir.



Le cas nĭgră(m) > niera constitue un cas très particulier, avec changement de l'ouverture é > è (comme pour fērĭăm > fiera) :

nĭgră(m) > (mut.) /négra/ > /néyra/ > (neutr.) /nèyra/ > /nèyra/ > nièra "puce" (SSÉPO:13).





latin LPC

occitan

français
-ĕgr-
-ĕdr-
>
/èyr/ >
/i̯èi̯/ > /i̯èr/

(diphtongaison spontanée)





căthĕdră(m)
cadièira > cadiera...

(chaire > chaise)
hĕdĕră(m) > *hĕdră(m)
ièira > iera... (1)

(lierre)
ĭntĕgră(m)

entièira > entiera

(entière)





nĭgră(m)
nieira > niera

("puce")





Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par /y/ issu de k + consonne

(1) Les variantes èure, èune s'expliqueraient par un croisement d'étymons (GIPPM-2:226).








C. Diphtongaison devant l palatalisé

Le "l mouillé" /λ/ est apparu vers le IIe siècle à partir de lĭ, lĕ suivis de voyelles (en hiatus), voir palatalisation de l, n + ĭ, ĕ en hiatus.

Il est aussi issu de la palatalisation de -cl-, -gl- et -tl-.



ŏcŭlŭm "œil"

La syncope a lieu précocement : fin IIe siècle (IPHAF:111), donc le scénario est : ŏcŭlŭm > *ŏclŭ > *òu > (diphtongaison conditionnée) uelh.




latin LPC


occitan


français

ĕlĭ / ĕ + voyelle >
/i̯èλ/ >
/yë/





mĕlĭŭs
mièlhs

mieux
vĕtŭlŭ(m) > *vĕtlŭ
vièlh

vieux





ŏlĭ / ĕ + voyelle >
/u̯eλ/ >
/œ/





fŏlĭă(m)
fuelha

feuille
Mandŏlĭŭm (1)

Manduèlh (30) (1)
(Manduel, 30)
ŏcŭlŭ(m) > *ŏclŭ
uelh

œil





Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par /λ/.


(1) Attestations : Mandolio, année 943 ; Mandolium, année 1180 (TGF1:227).

 



D. Diphtongaison devant n palatalisé

Le n palatalisé /ñ/ peut provenir de cinq situations en latin (voir comparaison occitan / français à /ñ/ devenu implosif) :


n + ĭ, ĕ en hiatus (ĭngĕnĭŭm) ;

- nt + ĭ, ĕ en hiatus (*antĭŭs)  ; 

- nd + ĭ, ĕ en hiatus (Compĕndĭŭm) ;

- nct (sanctus) ;

- palatalisation de n vélaire // :

- nge, ngi (longē > "loin") ;

- nce, nci (vĭncĕrĕ) ;

- gn (lĭgnăm) ;



Pour tous les cas ci-dessus, quelques mots latins seulement sont susceptibles de suivre la diphtongaison conditionnée devant /ñ/ car ils contiennent ĕ ou ŏ.



Pour le français selon Jean-Marie Pierret, devant /ñ/, le français a une diphtongaison conditionnée seulement pour ĕ (PHF-p:195). Mais lŏngē > a.fr. luinz, luign "loin" semble pourtant indiquer une diphtongaison conditionnée (à étudier) ; pour so(m)nium > a.fr. soign, soing "soin", il semble qu'il y ait seulement l'apparition du i diphtongal.


lŏngē > luenh "loin"


lŏngē  "loin, en long ; longuement"


lŏngē /loŋː/ (1)

> (IIe siècle : palatalisation de -ng- devant e) */loññé/

> /lʋò̯ñ/
> luenh



(1) la quantité du o dans longē semble variable, puisque les variantes AO lǫnh et lnh sont attestées (DOM). Voir fermeture de ò devant n implosif ?



 

Pour l'occitan la diphtongaison conditionnée me semble plus évidente pour /ò/ et marginale pour /è/ (voir tableau ci-dessous).



ĭngĕnĭŭm > engienh "engin"

ĭngĕnĭŭm "invention..."


ĭngĕnĭŭm /ingéniʋ/
  
> (IIe siècle : résistance de nge à la palatalisation de n, mais palatalisation de g devant e, et palatalisation de n devant i) */éndjèñʋ/
> (vers le IVe siècle : diphtongaison conditionnée par ñ) */éndjiè̯ñʋ/ 
> (fin du Ve siècle : /ʋ/ final > /ó/) */éndiè̯ñó/


suite pour le français (d'après PHF-p.:195, développé)


> (VIIe, VIIIe s. apocope, apparition du i diphtongal devant /ñ/ devenu implosif) */éndji̯èiñ/
> (monophtongaison iei > i) */éndjiñ/
> (XIe siècle : nasalisation et ẽ > ɑ̃n) */ɑ̃ndjĩn/
> (vers 1200 : désaffrication de dj) */ɑ̃jĩ/
> (XVIe siècle : /ĩ/ > /è̃/)̃ /ɑ̃jè̃/
→  "engin"


suite pour l'occitan :


> (VIIe, VIIIe s. apocope, pas de i diphtongal devant /ñ/) */éndjiè̯ñ/
> (quand ? : fermeture de è devant ñ, d'un degré) */éndjié̯ñ/
> (XIe siècle : nasalisations) /é̃ndjié̃ñ/
> (amuïssement -nh, bascule des diphtongues...) /é̃dj̯ié̃/ →  pr.ma. engienh
> (réduction -ier > -er derrière palatale) /é̃djé̃/ →  engenh


Compĕndĭŭm / -dĭă > "Compiègne"

Compĕndĭŭm / -dĭă "Compiègne"


Pour "Compiègne" (60) il existe notamment une attestation latine Compendium (année 590), et une attestation Compienha en AO (Fier). Il est possible que cette attestation AO soit "vraiment d'origine occitane" (rôle politique important depuis les Mérovingiens) ; elle indique un genre féminin, ce qui est conforme à une explication globale satisfaisante :



Si l'étymon était Compĕndĭŭm
  En français :

Compĕndĭŭm */kómpéndiʋ/

> (ndi > ññ) */kómpéññʋ/
> (vers le IVe siècle : diphtongaison conditionnée par ñ) */kómpiè̯ññʋ/

(fin du Ve siècle : /ʋ/ final > /ó/) */kómpiè̯ññó/
> (VIIe, VIIIe s. apocope, apparition du i diphtongal devant /ñ/ devenu implosif) */kómpiè̯iñ/ (1)

> (nasalisations, monophtongaison iei > i) */kõmpiñ/ Compin, Compigne


(1) Un doute subsiste quant à l'élimination complète de toute voyelle finale ; un -e de soutien a peut-être existé très anciennement en raison de la gémination ññ, mais quand même .



Avec un étymon Compĕndĭăm
  - En français :

Compĕndĭăm */kómpéndia/

> (ndi > ññ) */kómpéñña/
> (vers le IVe siècle : diphtongaison conditionnée par ñ) */kómpiè̯ñña/

(fin du Ve siècle : -a > -e) */kómpiè̯ññə/
> (VIIe siècle : dégémination) */kómpiè̯ñə/
> (nasalisations) */kõpiè̯ñə/
> (vers 1200 : bascule des diphtongues) */kõpi̯éñə/ → Compiègne





latin LPC

latin LPT1

occitan

français
ĕ
èñ
enh
(rarement ienh)

ien
(Compĕndĭŭm), *Compĕndĭă(m)



Compienha (Fier)
Compiègne (60) (1)
ĭngĕnĭŭ(m)



engienh / engenh

*engieign > engin
tĕnĕō



AO tenh (2)
(je) tiens
vĕnĭō



AO venh (2)
(je) viens







ŏ
òñ

uenh

oin
lŏngē



luenh (AO luenh, lonh, loing...)
loin
sŏ(m)nĭŭm



suenh (AO suenh, sonh, soing)
soin







Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par /ñ/.


(1) Pour Compĕndĭŭm > "Compiègne", voir nd > nh ; Compiègne provient bien d'un féminin Compĕndĭă (ou d'un pluriel) car sinon, on aurait obtenu Compiegno > Compieign > Compigne ou Compin ; l'AO semble fidèle au féminin avec -a.


(2) Pour tĕnĕō > "(je) tiens", la variante lat.pop. tengō a donné AO tenc, et l'AO tene / teni proviennent d'analogies ; tenh, tenc, tene sont les trois variantes principales de l'AO ; on les trouve dans HLPA:67 et AP:29. Même chose pour vĕnĭō (AO venh, venc).




E. Diphtongaison devant s palatalisé

Le s palatalisé provient de s + ĭ, ĕ en hiatus. Comme dit ci-dessus, il est difficile de savoir si cette diphtongaison est provoquée par s' ou par le i diphtongal (puisqu'on est dans un cas où i diphtongal apparaît).


La diphtongaison conditionnée devant s palatalisé est prouvée par les mots cerièisa "cerise" ; eiglièija lim "église"...





latin LPC

latin LPT1

occitan

français
ĕsĭ + voyelle >
èis' >
ièis >
(iei > ii
cĕrĕsĭŭ(m) > *cĕrĕsĭă(m)



cerièisa

cerise
ecclēsĭă(m) > ecclĕsĭă(m)



glièisa, glèisa

église







ŏsĭ + voyelle >
òis' >
uèis >
ui
*pŏssĭō (1)

*/pòs's'óː/ (1)

AO pues... (1)
(d, a) poei, pois

(je) puis
*pŏstĭŭs (2)

*/pòs's'ʋ/ (2)

pueis

puis







Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par s palatalisé.



(1) Pour *pŏssĭō voir évolution de ssĭ, ssĕ  en hiatus. On devrait obtenir aussi pueis comme pour *pŏstĭŭs, mais cette forme a dû disparaître par effet analogique sur les autres personnes. Voir aussi les autre formes AO à poder.


(2) Pour *pŏstĭŭs, voir évolution de stĭ, stĕ en hiatus.



F. Diphtongaison devant r palatalisé

1. Cas général (pour la diphtongaison devant r palatalisé)
  

Le r palatalisé (r') provient de r + ĭ, ĕ en hiatus. Comme dit ci-dessus, il est difficile de savoir si cette diphtongaison est provoquée par r' ou par le i diphtongal (puisqu'on est dans un cas où i diphtongal apparaît).



L'existence de ce type de diphtongaison est prouvée par les mots AO mostier / monestier (voir a.fr. moustier "monastère") ; mestier "métier" ; tiera "tire", etc.


Le mot cŏrĭŭm "cuir" se trouve aussi sans doute dans ce cas, mais il pose problème car il diphtongue aussi en espagnol (voir tableau ci-dessus) ; or l'espagnol est normalement préservé des diphtongaisons conditionnées (voir ci-dessus). De même pour l'italien cuoio.


Dans les cas avec ĕ, on obtient la triphtongue iei devant r, dont le deuxième i disparaît facilement, voir évolution de ieir.



2. Cas particuliers (pour la diphtongaison devant r palatalisé)


-ārĭŭs, -ārĭă > -ier, -iera

L'évolution régulière aurait donné -air, -aira.



derrière [ʃ], [j], [ñ], [λ] > é en français


En français, derriere [ʃ], [j], [ñ], [λ], le suffixe -ier est devenu -er (par exemple dangier > "danger"). En occitan également, cette tendance est nette (est-ce par influence du français ?). Voir derrière [ʃ], [j], [ñ] [λ] > é en français.




ārĕă > iera




fērĭă > fiera



Pour fērĭă(m) > fiera, il y a sans doute une ouverture précoce é > è (comme pour nĭgrăm > niera) :


fērĭăm > */férya/ > */fér'a/ > */féyra/ > */fèira/ > */fièira/ > fiera "foire" (selon SSÉPO:13) (ou bien analogie sur *tĕrĭăm > tiera).



fŏrĭă > foira

Pour fŏrĭăm "diarrhée" > AO firaOM foira "diarrhée", fr "foire (diarrhée)", apparemment le ò s'est fermé en ó précocément : il n'y a pas eu diphtongaison romane. (La diphtongaison conditionnée aurait entraîné oc fueira, fuera).





3. Tableau d'exemples (diphtongaison devant r palatalisé)


latin LPC

latin LPT1

occitan

français
ĕrĭ + voyelle
/èr'/
ieir > ier

-ire, -ier
(-ieir-)







mĭnĭstĕrĭŭm x mystērĭŭm > *mĭstĕrĭŭm

*/méstèr'ʋ/
*mestieir > mestier

métier
*mŏnĭstĕrĭŭ(m)

*/mónistèr'ʋ/
monestier, mostier...

moutier, monstier, montier (a.fr.dial.)
(monastère)
*quærĕō

*/kwèːryóː/
AO quȩr, quiȩr
(je) quiers
(je cherche)
*tĕrĭă(m)

*/tèr'a/

tieira > tiera
tire (a.fr. tiere)














ŏrĭ + voyelle
/òr'/
uoir > uei > ue

ui







cŏrĭŭ(m)

*/kòr'ʋ/

*cueir > cuer
cuir







Tableau (ci-dessus) : diphtongaison conditionnée par r palatalisé.






G. Diphtongaison devant t palatalisé en français

Le t palatalisé (t') provient de t + ĭ, ĕ en hiatus.

Dans aucun cas je n'ai trouvé de diphtongaison conditionnée devant t palatalisé en occitan. Par contre en français, elle existe.


Pour le t simple :

Pour le français, pour les quelques mots concernés que je connais, prĕtĭŭm "prix", prĕtĭăt "(il) prise", Dĕcĕtĭăm "Décize" (58), Vĕnĕtĭăm "Venise", il y a systématiquement ĕ > /i/. Il faut y voir le résultat de la monophtongaison iei > i). La diphtongaison en français est spontanée, et le i diphtongal apparaît (prĕtĭŭm > prieidzó > pridz > pritz)


En occitan : dans prètz, presa, Ūcĕtĭăs "Uzès", aucune diphtongaison n'a eu lieu (ni spontanée, ni conditionnée). Voir l'étude de la voyelle (pretz, prètz) : fermeture de è dans pretz.


Pour le t géminé :


Le t géminé provient de -tt- ou bien de -pt- (assimilation pt > tt).


François de La Chaussée (IPHAF:39) n'expliquait pas les diphtongaisons suivantes par des palatalisations régressives. Il a cherché des explications parfois complexes, comme pour "pièce" : croisement entre *pĕttĭă (à l'origine de la sourde c) et un hasardeux *pĕtĭă (à l'origine de la diphtongaison spontanée).


Les palatalisations régressives expliquent de façon satisfaisante /iè/ et /uè/ des mots ci-dessous.


- CNRTL "nièce" : "La diphtongaison de ĕ peut s'expliquer par sa position devant un groupe consonantique avec palatalisation de tty: neptia > *neptsya > *nettsya > niece" ; mais autre solution : IPHAF:39 : analogie avec n.s. nĕpōs > CSS nies "neveu".


- "noces", a.fr. nuecesnŭptĭăs > *nŏptĭăs > a.fr. nueces (PHF-p:195).


- "pièce" : IPHAF (p. 39) propose un éventuel croisement entre *pĕttĭă (à l'origine de la sourde c) et *pĕtĭă (à l'origine de la diphtongaison conditionnée) > "pièce". Le (d) pèiça, pièça "pièce" est à rattacher au même phénomène qu'en français ; ce sont peut-être même des formes empruntées à l'a.fr..


- a.fr. biès "bouleau" < *bĕttĭŭm (IPHAF:39) : F. de La Chaussée semble donner le même scénario que pour "pièce" ci-dessus.


- "tiers" (tertĭŭm), IPHAF:39 : "il est certain que r ne s'est pas palatalisé au contact de t' puisque n'apparaît pas (or cŏrĭŭ > kʋòi̯r'ʋ ["cuir"]). Dans la forme tèrt'ʋ le è ne se trouve jamais au contact direct d'un son palatal. Faut-il en déduire que, en français, la diphtongaison conditionnée peut être l'effet d'une action à distance, comparable à la dilation ?". Mais il faut signaler que tieirs, teirs existent en a.fr. : "et au tieirs jour resuscitait de mort a vie" (PUATP:102) ; teirs, teirce (DNOFL:111). La certitude de F. de La Chaussée se transforme donc plutôt en certitude du contraire : le r semble bien s'être palatalisé au contact de t', ce qui a entraîné une diphtongaison conditionnée par r. Le r ne n'a pas été palatalisé en occitan, car sinon on aurait eu oc. tièirç, tièrç. Les forme a.fr. tirs, tirce ne sont pas attestées (monophtongaison iei > i) ; il y a eu simplification rapide de la triphtongue ièi en devant r (rarement simplification en èi). Donc finalement, la diphtongue dans "tiers" me semble à rattacher à la diphtongaison devant r palatalisé (ci-dessus).

Les mots nèça, nòça, pèça, bèç ne sont pas diphtongués en occitan. Ainsi il s'agirait d'une diphtongaison conditionnée par t', caractéristique du français.