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Deuxièmes palatalisations (ce, ci, ge, gi en position forte ; n vélaire)
08-02-2025


J'utilise le vocable "deuxièmes palatalisations", conformément à la terminologie de IPHAF:180 (l'auteur emploie "secondes palatalisations"). Les deuxièmes palatalisations commenceraient à la fin du IIe siècle.



I. Palatalisation de ce, ci, ge, gi en position forte

Les consonnes c et g suivies de e, i se trouvent en position forte dans certains mots latins : cĕrvŭs "cerf", cīvĭs "citoyen", carcĕr "prison", gĕns "race", argĕntŭm "argent", etc. En latin classique, elles étaient prononcées /k/ et /g/ (vélaires).




Remarque 1 : concernant ce, ci en position forte : ce paragraphe ne traite pas de i et e en hiatus. Pour ce dernier cas, voir les premières palatalisations : évolution de c + ĭ, ĕ en hiatus. Mais les deux évolutions se rejoignent au IIe siècle, à partir de l'étape //. Ainsi lăncĕăm > lança, cervŭm > cèrv. Et pendant un millénaire, la consonne reste affriquée : /͜ts/ puis /ts/. En italien, la graphie latine est conservée dans les deux cas (lancia, cervo), et la prononciation est /tʃ/ (divergence avec le domaine gallo-roman). En espagnol (lanza, ciervo), la prononciation est /θ/ (divergence avec le domaine gallo-roman).

Remarque 2 : concernant ge, gi en position forte : ce paragraphe ne traite pas de i et e en hiatus. Pour ce dernier cas, voir les premières palatalisations : évolution de g + ĭ, ĕ en hiatus. Mais les deux évolutions se rejoignent (je pense au IIe siècle), à partir de l'étape //. Ainsi cŏrrĭgĭăm > correja, argĕntŭm > argènt. Cette évolution rejoint aussi l'évolution de j, de dĭ / gĭ en hiatus, et de z latins (z < ζ) (GIPPM-2:16,19).
Depuis presque deux millénaires, la consonne reste affriquée en occitan (d'abord /͜dj/ puis /dj/). En italien, la graphie latine g est conservée dans les deux cas, parfois avec avec gémination de g à l'intervocalique (correggia, argento), et la prononciation est /ddj/, /dj/. En espagnol les traitements divergent (correa, gĕntĕm > gente...).

Remarque 3 : ce, ci en position faible subiront les troisièmes palatalisations.

Remarque 4 : pour ge, gi en position faible, voir évolution de ge, gi.




A. Cas général (hors sce, sci)



1. Schéma général (ce, ci, ge, gi en position forte)


En position forte et devant ĕ, ē, ĭ, ī latins, /k/ évolue en /s/ (/ʃ/ dans quelques régions) ;

/g/ évolue en /dj/ ou /dz/ selon les régions :



(C +)   /k/ + e, i   >   (C +)  /s/ (ou /ʃ/) + e, i




(C +)   /g/ + e, i   >   (C +)  /dj/  ou  /dz/ + e, i  (variantes géographiques ci-dessous)


(/dj/ est souvent choisi dans la "norme", mais de façon très discutable, voir réflexion ci-dessous)






2. Détails (ce, ci, ge, gi en position forte)


a. Scénario (évolution phonétique)
 

Lorsque l'étudiant en latin apprend que cĕntŭm "cent" se prononçait avec /k/, il ne peut qu'être surpris : comment /k/ latin a-t-il pu évoluer en /s/ actuel ? En français comme en occitan actuels, le résultat est le même : cĕntŭm /kéntʋ/ > oc cènt /sè̃ŋ/, fr "cent" /sã/ (quoiqu'il existe des nuances dialectales). On trouve les explications détaillées de cette évolution (pour c et pour g) notamment dans l'œuvre de F. de La Chaussée (IPHAF) et dans celle de T. Scheer (PH-2020). Les deux auteurs donnent des explications semblables, sauf pour le problème du "i diphtongal".



Étapes de l'évolution phonétique (ce, ci, ge, gi)
  

Le scénario très détaillé ci-dessous provient de IPHAF ; il faut remarquer que l'API ne reconnaît pas autant de variantes dans les consonnes palatales (ci-dessous avec signe souscrit  ̮ ).


Étape 1 : Palatalisation

Dans une première étape, vers la fin du du IIe siècle ou au début du IIIe siècle (voir datation IPHAF:180), dans toute la Romania sauf la Sardaigne, les sons ke, ki, ge, gi, sont palatalisés en position forte (c'est-à-dire à l'initiale, ou après consonne) (IPHAF:67, 180, HDLL:63).



Cette palatalisation mène de /k/ à // (API /c/), et de /g/ à // (API /ɟ/).


Note : le signe souscrit  ̮ représente une palatalisation, c'est-à-dire que la consonne est prononcée avec la langue appliquée à un endroit du palais. De nos jours en langue d'oïl et d'oc, ces consonnes palatales ont disparu depuis longtemps.


PH-2020:227 : "La palatalisation consiste pour l'agent palatal |I|, qui est présent dans un segment (voyelle d'avant ou yod), à brancher sur un segment voisin (consonne vélaire ou dentale), i.e. à s'y introduire. Ainsi lors de la palatalisation romane le |I| contenu dans le ī de vicīnu > voisin et le ē de licēre > loisir branchera sur le k, le rendant palatal : k + |I| = [c] (li[k]ēre > °le[c]ere > ... > loisir)."



Étape 2 : Basculement vers l'avant du palais

La palatalisation est suivie d'un basculement de la zone d'articulation vers l'avant du palais, aboutissant respectivement à t et d palataux :

/k/ > // > //

/g/ > // > //


Cette dernière étape (// et //) semble bien être décrite par Terencien et Marius Victorinus (ci-dessous).



Étape 3 : Assibilation et affrication

Puis très rapidement (début du IIIe siècle), il y a assibilation avec affrication de la nouvelle consonne (IPHAF:81, 181, et je rajoute les variantes dialectales /͜tʃ / et  /͜dz/) :


// > /͜ts/ ou /͜tʃ/

// > /͜dj/ ou /͜dz/


Ensuite, à partir de la fin du VIe siècle, ces phonèmes subissent une dépalatalisation :


/͜ts/ > /ts/   ;   /͜tʃ/ > /tʃ/

/͜dj/ > /dj/   ;   /͜dz/ > /dz/


Enfin vers l'an 1200, une désaffrication (perte de la composante occlusive de l'affriquée) affecte /ts/, /tʃ/ mais pas /dj/, /dz/ qui restent tels quels en occitan actuel (du moins en provençal). En français, la désaffrication atteint les deux types de consonnes.


Pour l'occitan : 


/ts/ > /s/ ; /tʃ/ > /ʃ/     (en général, voir cendre)

/dj/, /dz/    (en général inchangés, voir gèns)



Pour le français (normé, hors dialectes) :


/ts/ > /s/   ("cendre")

/dj/ > /j/   ("gens")


b. Arguments de datation (ce, ci, ge, gi)
  



Sources graphiques (ce, ci, ge, gi)
  

Wilhelm Meyer-Lübke signale à juste titre que les sources épigraphiques ne sont pas d'utilité pour dater la palatalisation de C, puisque la tradition graphique conserve le C étymologique au long des siècles (ESRS:161 §145) :


(trad.all.) "Il est évident que le matériel épigraphique et manuscrit ne permet pas une détermination de l'âge : comme aujourd'hui dans le roum cerĭŭ, it cielo, fr "ciel", esp cielo, port ceo de coelum le e exprime un son complètement différent de celui de roum corn, it corno, fr "cor", esp cuerno, port corno, de cornu, cela peut déjà avoir été le cas au Ier ou au IIe siècle."


Voir aussi la partie suivante, notamment la translittération condīcere en κονδίτζερε (kondítzere).



Emprunts des autres langues au latin (ce, ci, ge, gi)
  

Plusieurs linguistes pensaient logiquement que certains emprunts du germanique au latin s'étaient réalisés avant la palatalisation de CE, CI (type cĕllārĭŭm > Keller "Évolution de l'accent") (ces linguistes sont recensés dans PH-2020:229,2.b.).


De même les emprunts du gallois au latin LLHA:85 :


(trad.angl.) « Les mots gallois empruntés au latin (du premier au cinquième siècle) montrent que le c latin était dur dans toutes les positions, par exemple les mots gallois cwyr (latin cera ["cire"]), ciwdawd (latin civitatem ["cité"]) ».



Cependant, Wilhelm Meyer-Lübke (ESRS:161 §145) nuance cette pensée en commentant les emprunts de l'allemand, du kymrique et du grec au latin :


(trad.all.) « Même des formes comme a.h.all. kellari, ang-sax. keolor "Keller" ["cave, cellier"] du latin cellarium ; kymr ceiros "cerise" de ceraseus prouvent seulement que les Germains et les Celtes, qui ont repris les mots de la bouche des Romains, n'avaient pas de son qui aurait été plus proche du ce latin que leur ke, mais pas que leur ke coïncidait exactement avec le ce latin. À un resultat semblable mène la différence d'orthographe entre d'une part Κελλεριανά (Kellerianá) / Celer, Μαρκελλιανά (Markellianá) / Marcellus, et d'autre part Μουτζιάνι κάστελλον (Moutziáni kástellon) Muciani, Λούτζυλο (Loútzylo) / Luciolum par Procope vers le milieu du VIe siècle [1]. On peut seulement en déduire que c n'avait pas encore atteint le stade devant e, tandis que cy (§ 162) l'avait déjà atteint. [...]. »


[1] L'auteur donne des translittérations grecques de noms italiens du VIe siècle par Procope ; la translittération avec κ montrerait que le stade // n'était pas dépassé, et la translittération avec τζ montrerait que le stade // ou même plutôt /͜ts/ était atteint. L'auteur n'est pas très clair par exemple pour Μαρκελλιανά / Marcellus, il aurait pu écrire Marcelliana plutôt que Marcellus (Marcelliana était une ville de Lucanie, IA), et pour Κελλεριανά / Celer, je ne comprends pas le rapport entre les deux mots (Celer était un "maître des offices" byzantin).


Voir le phénomène semblable pour le type normand et picard kien "chien" < cănĕm, kièvre "chève" < caprăm : dans ces idiomes romans, il y a eu sans doute une palatalisation vers // (API /c/), qui a conduit à l'apparition d'un i après // par la loi de Bartsch, puis la dépalatalisation a reconduit vers /k/.


Une donnée grecque du Ve siècle montre tout de même un stade affriqué (et sans doute palatalisé) :


DERACVH:19 (trad.finn.) « En revanche, d'autres exemples sont connus dès le Ve siècle qui suggèrent que même alors, la voyelle /e/ avait déjà provoqué la palatalisation de la plosive précédente, par exemple condīcere κονδίτζερε (kondítzere) [l'auteur donne la source Bonioli, Maria 1962. La pronuncia del latino nelle scuole dall'antichità al rinascimento. Torino : 71, 19.]. »


De même pour l'allemand, dès que les mots empruntés au latin ont donné z [ts] (type cepŭllă → Zwiebel "Évolution de l'accent"), le stade affriqué était atteint (PH-2020:230, 2.b.).





Description des grammairiens romains (ce, ci, ge, gi)
  


Quatre grammairiens latins fournissent des éléments sur la prononciation de c latin. Les linguistes contemporains qui les ont étudiés sont souvent décevants car la traduction des propos latins est rarement donnée, et le raisonnement est peu étayé. Voir "Critique personnelle...". Je tente ci-dessous de reprendre les sources latines et leurs commentaires éparpillés dans la littérature philologique, et d'en faire l'analyse.



Attestations antiques :

1. Ier siècle : Quintilien, De institutione oratoria, I, 7, 10) Nam K quidem in nullis verbis utendum puto, nisi quae significat, etiam ut sola ponatur. Hoc eo non omisi, quod quidam eam, quoties A sequatur necessariam credunt : quum sit C littera, quæ ad omnes vocales vim suam perferat.


"Quant au K, je crois qu'on ne doit jamais s'en servir, si ce n'est seul, car alors il a une signification. Je dis cela, parce qu'il y a des gens qui se persuadent que cette lettre est nécessaire toutes les fois qu'elle est suivie d'un A, comme si nous n'avions pas la lettre C, qui communique sa force à toutes les voyelles." (ŒCQ1:79).



Commentaire :

Elise Richter (BGR:83 §58) analyse cette déclaration ainsi : si Quintilien constate ce fait graphique à son époque, c'est justement qu'il semble que "les gens" (quidam) n'ont pas ressenti que c communiquait la même force à toutes les voyelles : (trad.all.) "Ils ont entendu une différence entre ca et ce et ont souhaité la retranscrire. C'est la première trace d'un changement dans le son c [...]."


Concernant la signification de K seul dont parle Quintilien, il était l'abréviation de Kalendæ, Calendæ, ou de Kæso, Cæso "Cæson, prénom des Fabius, des Quinctius, des Duilius" (DFL) (DFL:876).




2. IIIe siècle : Térencien (Terentianus Maurus), De litteris,194-198, 204-211.

Depuis longtemps, les latinistes se doutent que le passage de Térencien ci-dessous est corrompu, notamment pour 210-211 ; sa compréhension en est donc difficile. TM210 propose une correction pour 210 grâce au texte de Velius Longus ci-dessous ; les deux auteurs Térencien et Velius Longus se seraient en effet inspirés d'une source commune (à savoir Remmius Palaemon ?). 206 est également ambigu.

(GLTL:63 pour 204-211 : "Le texte latin de cet article me paraît altéré. Je l'ai traduit non pas tel qu'il est, mais tel que je l'ai supposé devoir être.")


[B et P...] [Comparaison des lettres B et P...]
194
Utrumque latus dentibus applicare linguam
195
C pressius urget ; dein hinc et hinc remittit,
196
quo vocis adhaerens sonus explicetur ore.
(PGL:94, légèrement modifé, trad.angl.).
194-196
"C s'efforce de presser plus étroitement les deux côtés de la langue contre les dents, puis relâche la pression des deux côtés afin que le son de la voyelle suivante (ou "de la voix"?) puisse être produit dans la bouche.

197
G porro retrorsum coit et sonum prioris
198
obtusius ipsi prope sufficit palato.

197-198
G, d'autre part, provoque une fermeture plus en arrière, et fournit le son de la lettre précédente en plus émoussé, près du palais même."

[D et T...]

[Comparaison des lettres D et T...]

204
K perspicuum est littera quod vacare possit,
205
et Q similis, namque eadem vis in utraque est.

(GLTL:63)
204-205
"Il est évident que l'on peut se passer de la lettre K,
et pareillement de la lettre Q ; car elles ont l'une et l'autre la même valeur [(la même force)]."

206
quia qui locus est, primitus unde exoritur C,
207
quascumque deinceps libeat jugare voces,
208
mutare necesse est sonitum quidem supremum,

209
refert nihilum, K prior an Q siet an C.
(TM210:40, trad.angl.)
206-209
"Quelle que soit la voyelle que vous ajoutiez au son C (c'est-à-dire, que vous utilisiez le nom CE ou KA ou QV), cela implique uniquement un changement du deuxième son, pas du premier."

(GLLPS:49, trad.angl.) "Quelles que soient les voyelles qu'il vous plaira de prononcer après avoir formé le contact guttural pour C, vous devez modifier en conséquence la dernière partie du son (c'est-à-dire la partie voyelle de la syllabe CA, CU, CE, etc., mais il importe peu que la première partie (c'est-à-dire la consonne) soit K ou Q ou C. [Marius Victorinus l'a dit avant lui, réf.]. Les deux, je pense, dans les mots supremum sonitum (sonum) font référence non à l'ouverture des organes par opposition à leur fermeture dans la prononciation des occlusives, mais au nom des lettres, qui étaient les symboles de leur prononciation."
(GLTL:63) "C'est la lettre Q qui a donné naissance au C.
Quelles que soient les voyelles qu'on veuille associer à ces lettres, et de quelque manière qu'on ait besoin de changer le son final de la syllabe, il est indifférent de se servir du K, du Q ou du C (...)".

210
aut G quoque vel C simili parique lege

210 corrigé par TM210 :
aut CI quoque vel CO simili parique lege

211
addi, quasi desit, numero potest priorum.

210 corrigé et 211
(TM210:41, trad.angl.) "Autant utiliser les voyelles restantes, I et O, et ajouter à CE KA QV les lettres *CI et *CO."
(je traduis quelques mots : simili parique lege "par une règle similaire et identique", addi potest "il peut être rajouté", quasi desit "sous prétexte qu'il manque")
L'auteur Benedict Einarson donne le passage de Velius Longus ci-dessous pour justifier sa correction du texte latin, où ce dernier se demande (ironiquement ?) s'il ne faudrait pas créer d'autres lettres pour écrire Cicero et Commodus. En effet, le texte n'a pas de sens si l'on garde "aut G quoque vel C".



3. IVe siècle : Marius Victorinus, Ars grammatica, Keil VI. p. 32-33 (texte et traduction in LOT)


C etiam et G, ut supra scriptae, sono proximae oris molimine nisuque dissentiunt. "C et G également, comme elles ont été écrites ci dessus, ont des sonorités très voisines et se différencient par l'effort et l'appui de la bouche.

Nam C reducta introrsum lingua hinc atque hinc molares urgens haerentem intra os sonum vocis excludit : G vim prioris pari linguae habitu palato suggerens lenius reddit.

En effet C, tandis que la langue est ramenée vers l'intérieur, tout en pressant d'un côté et de l'autre les molaires, fait sortir un son vocalique qui s'accroche à l'intérieur de la bouche ; le G exprime avec plus de douceur la puissance qu'il y a dans le C, avec un même positionnement de la langue, placée sous le palais.

[D et T...]

[Comparaison des lettres D et T...]

K et Q supervacue numero litterarum inseri doctorum plerique contendunt, scilicet quod C littera harum officium possit implere.

La plupart des savants discutent sur le fait que K et Q sont inutilement comptés au nombre des lettres, tout simplement parce que la lettre C peut remplir leur fonction.

Nam muta et otiosa parte, qua C incipit, pro qualitate conjunctae sibi vocis supremum exprimit sonum.

En effet, du fait de la partie muette et inutile, qui commence le C, cette lettre, selon la qualité de la voyelle qui se combine à elle, exprime la plus haute sonorité.

[Non] nihil tamen interest, utra earum prior sit, C seu Q sive K.

Toutefois il n'importe nullement de savoir à quelle lettre accorder la primauté entre C, Q, ou K.

Quarum utramque exprimi faucibus, alteram distento, alteram producto rictu manifestum est.

Il est évident que les unes et les autres sont gutturales, l'ouverture de la bouche étant large pour l'une, avancée pour l'autre."




4. IIe siècle : Velius Longus, De orthographia, IV.6.1-2, texte et traduction VLDO:8-9, 35-36, trad.it.. Je présente ce passage car il sert notamment de référence pour la correction à Térencien ci-dessus.


[IV.6.1] Hinc supersunt ex mutis K et C et Q, de quibus quaeritur an scribentibus sint necessariae. [IV.6.1] Ainsi, parmi les muettes [(occlusives)], il reste K, C et Q, à propos desquels se pose la question de savoir s'ils sont nécessaires à l'écrivain.

[IV.6.2] Et qui K expellunt, notam dicunt esse magis quam litteram, qua significamus ‘kalumniam’, ‘kaput’, ‘kalendas’ ; hac eadem nomen ‘Kaeso’ notatur.

[IV.6.2] Et ceux qui excluent le K soutiennent qu'il s'agit plus d'un signe que d'une lettre, avec lequel on transcrit kalumnia, kaput, kalendae ; avec cette même lettre on abrège le nom Kaeso.

Non magis igitur in numero litterarum esse oportere quam illam notam qua ‘centuria’ et qua [c conversum quo] ‘Gaia’ significatur.


Ils soutiennent donc qu'il n'est pas plus approprié de l'inclure aux lettres que le signe avec lequel on indique centuria [c'est-à-dire C, n.d.l.r] et Gaia [c'est-à-dire G, n.d.l.r].

Quod notae genus videmus in monumentis, cum quis libertus mulieris ostenditur : ‘Gaias’ enim generaliter a specie omnes mulieres accipere voluerunt.

On voit ce genre de signe sur les monuments épigraphiques pour signaler une femme affranchie : les anciens voulurent en fait que toutes les femmes en général, à partir d'un cas précis, prissent le nom de Gaia.

At qui illam
[c'est-à-dire K TM210] esse litteram defendunt, necessariam putant iis nominibus quae cum A sonante [ou sequente TM210] ha[n]c littera[m] inchoant.

À l'opposé, ceux qui défendent le fait que K soit une lettre, croient qu'il est nécessaire de l'utiliser dans les noms qui commencent par la lettre K quand celle-ci résonne avec le A [est suivie de A, n.d.l.r].

Unde etiam religiosi quidam epistulis subscribunt ‘karissime’per K et A.

De là, certains "très fidèles" signent également les épîtres avec 'karissime', avec K et A.

Quod si ideo necessaria vide[n]tur, verendum est ne et alias litteras requiramus, quibus aut ‘Cicero’ scribatur aut ‘Commodus’.

Et si cela s'avérait nécessaire, nous devons craindre d'avoir également besoin d'autres lettres avec lesquelles écrire 'Cicero' ou 'Commodus'.



Commentaires et analyse (2, 3, 4 ci-dessus) :

L'interprétation des passages ci-dessus est assez complexe, mais il est clair que Térencien et Marius Victorinus, décrivent l'articulation de C non comme une vélaire (/k/), mais comme une palatale, peut-être parvenue à un stade proche de // (voir le passage de P. Guarnerio ci-dessous). L'insistance sur le rôle de la langue appuyant sur les molaires à droite et à gauche est frappante, alors qu'on s'attendrait en premier lieu à la mention d'un blocage de la langue contre le palais. Cette caractéristique donne peut-être un indice précis sur le mode d'articulation de ce phonème disparu, avec un étalement de la langue contre le palais, plutôt le palais médian (Marius Victorinus : reducta introrsum lingua "la langue est ramenée vers l'intérieur", ce qui laisse imaginer une prononciation intermédiaire entre // et //).


La situation est semblable pour G : il est décrit non comme une vélaire (/g/), mais comme une palatale, à savoir peut-être // pour Térencien (porro retrorsum "plus loin en arrière" par rapport à C), et peut-être // pour Marius Victorinus (pari linguae habitu palato suggerens "avec un même positionnement de la langue, placée sous le palais" par rapport à C).


Enfin, il faut noter le paradoxe qui apparaît dans les phrases qui suivent : Térencien comme Marius Victorinus, contredisent leur première affirmation en considérant que C, K et Q ont la même valeur phonétique. Ce paradoxe pourrait s'expliquer par la volonté de rester dans les schémas grammaticaux de la langue classique, comme celui décrit ci-dessus par Quintilien, et sans doute celui de sources plus anciennes. Ainsi ils tenteraient d'harmoniser des schémas inconciliables : CE, CI palatalisés à leur époque, et C invariablement vélaire d'une époque classique plus ancienne.





Wilhelm Meyer-Lübke propose une datation (peu étayée) de la palatalisation de C grâce aux descriptions de Térencien et Marius Victorinus (ESRS:163 §146) :


(trad.all.) "Le second [Marius Victorinus] dit de façon similaire, que c reducta introrsum lingua hinc atque hinc molares urgens haerentem intra os sonum vocis excludit et ajoute que c se prononce distento, et que k, au contraire, se prononce producto rictu. Si nous supposons maintenant que le grammairien prononce c comme ce, k comme ca, nous constatons une prononciation différente, et pour ce une description qui correspond déjà à un k' assez avancé. Si, semble-t-il, les deux propos remontent à une source commune, alors on arriverait au milieu du IIIe siècle."


Pier Enea Guarnerio, 1891(ILGce-ci:35) interprète ci-dessous la description phonétique de C par Térencien et par Marius Victorinus. Les "notions les plus élémentaires sur l'articulation des palatales" ne sont pas très claires ; "post-, médio-, prépalatale" ci-dessous doivent correspondre au type // ci-dessus (post-palatale) et au type // ci-dessus (prépalatale). Voir mes commentaires ci-dessus. Normalement "prépalatales" : [ʃ], [j]...; "médiopalatales" : [ñ]..., "postpalatales" : [ki], [gi] (alors que [kʋ], [gʋ] sont vélaires).


(trad.it.)."Par ailleurs, il convient de noter que l'un et l'autre [Térencien et Marius Victorinus ci-dessus] rappellent, parmi les caractéristiques de l'articulation du C, la position de la langue contre les dents. Or, les notions les plus élémentaires sur l'articulation des palatales nous disent qu'en prononçant la post-palatale et la médiopalatale, la langue se replie vers le voile du palais et touche à peine les molaires avec ses marges latérales, tandis que la consonne dont la caractéristique est d'être articulée avec la langue appuyant fortement (« vicinus urget ») contre les molaires, est indubitablement la prépalatale ; de ce fait on doit penser que les paroles des deux grammairiens se rapportent à cette consonne. Si l'on considère alors que la position de la langue dans la prononciation du est quasiment identique à celle du k prépalatal, on pourrait aussi supposer qu'ils décrivaient l'articulation propre à l'explosive gutturale lorsqu'elle commence à perdre son caractère franc. Il est vrai que le texte qui suit semblerait concerner le C en général, sans distinguer la qualité de la voyelle jointe ; mais la dernière particularité sur la disposition de la bouche, alléguée par Victorinus, par laquelle il différencie C de K et Q, suggère raisonnablement qu'en articulant C, on entendait ce positionnement des organes buccaux qui est nécessaire à l'articulation de ce, c'est-à-dire de la syllabe à partir de laquelle le nom de la lettre est obtenu. On peut donc conclure que la description, quoique succincte, de Térencien et de Victorinus, permet de tenir comme certaine, depuis le IIIe siècle au moins, en latin d'école et de culture, la prononciation de CE CI comme prépalatale, peut-être même déjà affectée, et l'ensemble permet de penser qu'à un âge beaucoup plus ancien le latin vulgaire tendait, dans une variété davantage, dans une autre moins, à ce déplacement vers l'avant du contact, qui est la cause efficiente de toutes les diverses évolutions de C."





Considérations historiques (ce, ci, ge, gi)
   

Les syllabes ce, ci sont toujours prononcées ke, ki en sarde. (à continuer : de La Chaussée).





3. Variantes géographiques
   

Pour /ké/, /ki/ en position forte (cĭnĕrĕm "cendre", mercēdĕm "merci") : 


France (voir carte 210 ALF "cendre") :

- /s/ (environ les quatre cinquièmes de la France romane) ;

- /ʃ/, /(ʃs)/ (Dordogne, Corrèze, Lot ; Jura), /ʃ/ (côte de la Manche depuis le département de la Manche jusqu'au département du Nord, îles anglo-normandes) ;

- /f/, /θ/ (Haute-Savoie...)

Suisse  :

- (franco-provençal : voir carte 210 ALF "cendre") : /s/, /f/, /ç/, /θ/, /ʃ/, /tʃ/, /hl/ ;

- romanche et italien tessinois : ... ?

Belgique (wallon : voir carte 210 ALF "cendre") :

- /s/, /ʃ/

Italie : 

- /tʃ/ ;

- (ladin) : /tʃ/, aussi /ts/, /s/ (villages de Col, Cortina dans les Dolomites, ALDI), ... ? ;

- ... ?

Espagne :

- (castillan) majoritairement /θ/, /s/ dans quelques régions d'Andalousie (seseo) ;

- /s/ en catalan ;

- ... ?

Portugais :

- /s/...





Pour /gé/, /gi/ en position forte (gĕntĕm "race", argĕntŭm "argent")



argènt /ardzè̃ŋ/


Pour l'évolution de ge, gi en position forte, les cartes de l'ALF montrent une prononciation /dz/ ou /z/ dans une bonne partie du sud de la France, vers le nord jusqu'à la Haute-Vienne, la Saône-et-Loire, le Jura, également en Suisse (jusqu'au canton de Neuchâtel). (Carte ALF 56 "l'argent", carte ALF 639 "les gens").






4. Réflexion sur les aboutissements actuels et leur répartition géographique (ce, ci, ge, gi en position forte)

Voir aussi diversité géographique des palatalisations (Bilan sur les palatalisations).


L'évolution qui mène par exemple de /ké/ à /sé/ est complexe, elle passe nécessairement par plusieurs étapes. L'étude des aboutissements occitans et français actuels amène aux constatations suivantes :


(voir les cartes ALF 56 "argent", 210 "cendre", 211 "cent", 215 "cerf", 632 "il gèle", 633 "gencive", 634 "gendre", 638 "genou", 639 "gens", cas particuliers : 1323 "traire"  mŭlgĕrĕ...)

• Les deux aboutissements occitans souvent considérés comme "normés" (/s/ et /dj/) présentent une double hétérogénéité, comme s'il y avait un manque de logique. Par comparaison, l'italien (toscan) apparaît homogène avec les évolutions /k/ > /tʃ/ (cervo) et /g/ > /dj/ (gente). Voici la double hétérogénéité :


- l'évolution de /k/ présente une désaffrication (/ts/ > /s/), alors que l'évolution de /g/ conserve le caractère affriqué (oc /dj/). En italien, les deux consonnes sont restées affriquées : /tʃ/, /dj/ ; en français les deux consonnes ont été désaffriquées (/s/ et /j/).


- L'évolution de /k/ mène à une sifflante (/s/), alors que l'évolution de /g/ mène à une chuintante (/dj/). En italien, on a deux chuintantes : /tʃ/, /dj/.


• Il existe des régions du domaine d'oc et du domaine d'oïl, où l'aboutissement de /k/ est une chuintante (/ʃ/) ("cendre", "merci" se disent par exemple chendre, merchi). D'autres aboutissements sont possibles, notamment en domaine franco-provençal où il y a une très grande variété de prononciations.


• Il existe de très nombreuses régions du domaine d'oc où l'aboutissement de /g/ est la sifflante /dz/ ; en domaine franco-provençal on trouve essentiellement /dz/ et /ð/. En domaine d'oïl, la sifflante (/dz/, /z/) est exceptionnelle ; /j/ est général. À noter que les quatre départements de l'ancienne région "Poitou-Charentes" (16, 17, 79, 86) ont majoritairement un aboutissement en /h/.


• La série des verbes latins en -lgĕrĕ, -rgĕrĕ montre des aboutissements de /g/ latin très souvent en /z/ (désaffriqué aujourd'hui). Le plus connu dans le vocabulaire provençal actuel est móuser /mówzé/ "traire". La carte ALF 1323 montre que mŭlgĕrĕ a donné la forme móuser dans la majorité du domaine d'oc depuis l'Italie jusque vers le Tarn-et-Garonne, la Haute-Garonne. À partir de ces départements en allant vers l'ouest, la forme móuger /mʋjé/ apparaît (mais le thème tirar la lèit a tendance à remplacer móuger / móuser dans les résultats des enquêtes, ce qui rend difficile l'étude dans cette dernière région). La forme mólher est utilisée dans les Pyrénées depuis les Pyrénées-Atlantiques jusqu'en Ariège. En tout cas, pour une grosse moitié orientale du domaine d'oc, si on veut instituer une norme, móuser s'impose : l'aboutissement de g latin est une sifflante.


(Voir GIPPM-2:203, 208, 474).

(GIPPM-2:203 : l'AO avait "accomodé" [dj] à r alvéolaire dans érzer, dérzer, borzés, à côté de borgés)



Conclusion


Ces disparités géographiques représentent sans doute, pour une bonne part, des choix selon des critères du "bien parler". Voir Explication de la diversité des palatalisations.





5. Tableaux d'exemples (ce, ci, ge, gi en position forte)


latin

occitan
/ke, ki/
ce-, ci-
-rce-, -rci-
>
/s/
ce-, ci-
-rce-, -rci-
ăccĕndĕrĕ

AO acendre, accendre "allumer" (1)
ăcĕrbŭs

a asèbre "dur, âpre", aseure (FEW 24:100b)
ăv(ĭ)cĕllŭ(m) > aucĕllŭ(m) (2)

AO aucèl, auzèl > aucèu ; auzèu... ; (d) augel, usèu (bord) audet "oiseau" (2)
baccĭllŭ(m)

bacèu (battoir)
baccīnŭ(m)

bacin "bassin"
calcĕ(m)

calç, cauç "chaux"
carcĕrĕ(m)

càrcer "prison, a.fr. cartre"
cĕntŭ(m)

cènt "cent"
cervŭ(m)

cèrv "cerf"
cīvĭtātĕ(m)

ciutat "cité"
*Cŏlōnĭcĕllă(m) (3)
La Collancelle, 58 (La Courancelle en niv) (3)
(à comparer avec Colonzèlas, 26)
*dŏm(ĭ)n(ĭ)cĕllă(m)

AO doncèla "demoiselle"
(à comparer avec donzèla)
mĕrcēdĕ(m)

mercé "merci"
quinque > cinque

cinc "cinq"
*Vīnĭcĕllăm > Vincella (3)
fr Vincelles (39, 51, 71, 89) (3)
(à comparer avec Vinzèla "Vinzelles")




/ge, gi/
>
/dj/, /dz/
-lgĕre, -rgĕre (ci-dessous)

-zer...
-nge- (ci-dessous)

-nhe-
gĕntĕs

gènts "gens"
argĕntŭ(m)

argènt "argent"
gĭngīvă(m)

gengiva "gencive"
gīrŭ(m) (gȳrŭm)

gir (AO), (girolha...)
spargĕre

AO espàrger 




Tableau : la palatalisation des sons ke, ki, ge, gi en position forte (à l'initiale, ou après consonne, sauf s et n, cas traités ci-dessous).


(1) Pour ăccĕndĕrĕ > accendre : (DOM) "La variante en acc‑ n'est peut‑être qu'une latinisation graphique."

(2) Pour aucĕllŭm, voir effet de la diphtongue au.

(3) Pour *Cŏlōnĭcĕllăm > La Courancelle, *Vīnĭcĕllăm > Vincelles, la syncope s'est probablement réalisée avant les sonorisations ; voir DENLF:725, TGF1:353, 396. Voir significations de *cŏlōnĭcĕllă, *vīnĭcĕllă (troisièmes palatalisations).






B. Cas : cce, cci
   

1. Schéma général
   


Schéma général : cc + e, i > /s/

(contrairement à la position de Jules Ronjat, ci-dessous)



2. Position de Jules Ronjat : cc + e, i > /i̯s/
   

Position de Jules Ronjat : cc + e, i > /s/ : ci-dessous Jules Ronjat ne distingue pas cce/cci de ccy (ccĭ + voyelle).



GIPPM-2:18 (r.g.f.d.a.) "Dans cc comparé à c [1] l'occlusion longue fait marquer davantage l'appui de la langue contre le palais : il se produit une mouillure qui aboutit à [ys ~ s], donc au même résultat que [2] ; les exemples de moi connus se réduisent à l. lim. bouci ["morceau, bouchée, bol alimentaire"] dissimilation de *boici(n) < *buccīnu (§ 302 ad finem), à l. Saissac < Sacciācu et à la série de eiçò < ecce hoc (§ 363) [...]".

[1] En fait, la suite de la phrase montre que J. Ronjat ne distingue pas (Sacciācu, ecce hoc) de i (*buccīnu).

[2] Le caractère ć est sans doute celui défini comme à GIPPM-1:111, à savoir API ɕ (son intermédiaire entre ç et ʃ) puis discuté GIPPM-2 p. 8 et suivantes.


Le premier exemple que l'auteur donne ci-dessus, graph.mistr. bouci(n), est un contre-exemple de sa théorie : *boici(n) n'est pas prouvé, au contraire de boci(n) < *bŭccīnŭm (DOM "bosin", FEW 1:586b). Le second exemple, Saissac "Saissac" (11), a plutôt une origine Saxiacum (Saxius, nom d'homme latin + -acum) (DENLF:638). Le troisième exemple utilise un raisonnement circulaire (comme le premier exemple) : je remets en cause l'origine eccĕ hŏc pour aiçò, voir l'étymologie de aiç-.



3. Position personnelle : cc + e, i > /s/
   

Position personnelle : cc + e, i > /s/


Les exemples que je recense prouvent que cc + e, i donnent /s/.


Il y a très probablement assimilation du premier k au second au stade //, ou /͜ts/. Cela rend la palatale géminée ; elle échappe ainsi aux sonorisations : baccĭllŭm > bacèu, baccīnŭm > bacin. Par ailleurs, ces exemples me permettent d'éliminer de façon quasi-certaine un étymon eccĕ ou *accĕ pour aiç- (voir étymologie de aiç-), car sinon on aurait baicèu, baicin.








C. Cas : sce, sci

1. Cas général (sce, sci)

(Rajouter les mots germaniques de type a.b.fr. skĭna (x spīna) > lat esquina, "échine", PHF-f3:701-702)


Schéma général :


               sc, sc (devant e, i) > /s/


gascon : sc, sc (devant e, i) > /ʃ/ ou / ʃ/

         (voir gascon : sc, voir cartes ALF 1052 "poisson" < pĭscĕm, pĭscĭōnĕm, 362 "croître" < crēscĕrĕ, 317 "connaître" < cognōscĕrĕ, 1653 "paître" < pascĕrĕ)


Le cas est similaire à celui de s + kĭ, kĕ en hiatus (premières palatalisations).


Détails :

La palatalisation de ce, ci après consonne (décrite ci-dessus) entraîne l'apparition de i devant s, voir i diphtongal de transition (vascĕllŭm > vaissèu) : cela signifie que s a été également palatalisé. On peut donc proposer, de manière parallèle à s + kĭ, kĕ en hiatus, le scénario ci-dessous (IPHAF:75).

Il y a eu désaffrication rapide car /s͜ts/ est difficile à prononcer, puis assimilation réciproque conduisant à la demi-palatale s' géminée /s's'/, ce qui entraîne l'apparition du i diphtongal /i̯s's'/.


sc (devant e, i)

> (IIIe siècle) /s/

> /s/ > /s͜ts/ > /i̯s's'/ > /i̯ss/ > /i̯s/



latin

occitan (hors gascon)
/sk/ (devant e, i)
-sc-
>
/is/
-is-



dēscĕndĕrĕ
>
AO deissendre "descendre"
fascĕ(m)
>
fais "faix"
fĭscĕllă(m)
>
feissèla "faisselle"
fŭscĭnă(m)
>
foissina "fouëne, fouine (trident)"
pĭscĕ(m)
>
peis "poisson"
vascĕllŭm
>
vaissèu "vaisseau"
*vĭndascīnŭm (1)
>
venaissin "venaissin" (1)








gascon





/ʃ/ ou / ʃ/
-(i)sh-
Auscii
>
Aush ou Aux s.l.g. [awʃ] Auch (32)
fascĕm >
haish, hèsh... "faix"
pĭscĕ(m) >
pèish, pèsh... "poisson"




Tableau : la palatalisation de sce, sci (cas général).


(1) Pour *vĭndascīnŭm > venaissin ("Comtat venaissin"), la démonstration phonétique est apportée notamment dans LCV(EÉ). À l'appui de cette démonstration, Ch. Rostaing fournit les formes anciennes (ETP:291, note 5) : in pago Vendascino, année 739 (testament d'Abbon, Pard., II, p. 374), in comitatu Vendaxino (à corriger en Vendascino), année 1030 (Cartul.S.Vict-G1:297, n° 274) (in ETP:291, note 5). Voir aussi nd > nn.




2. Cas des verbes en -scĕrĕ (cŏgnōscĕre...)

a. Le suffixe verbal latin -scĕrĕ


Le suffixe verbal latin -scĕrĕ a donné de très nombreux verbes en latin (formæ inchoativæ) : appārĕō > appārēscō. Parmi ceux-là, cinq ont donné des verbes courants dans les langues romanes : appārēscĕrĕ > "apparaître", cŏgnōscĕrĕ > "connaître", crēscĕrĕ > "croître", nāscī > *nāscĕrĕ > "naître", pāscĕrĕ > "paître". On peut aussi citer flōrēscĕrĕ > esp florecer "fleurir".


Remarque 1 : appārēscĕrĕ (< adpārērĕ) a exercé une action analogique sur pārē "paraître" pour donner pārēscĕrĕ (attesté au Ve siècle, CNRTL "paraître"). En AO une conjugaison inchoative (paréis "il paraît") fait ainsi concurrence à une conjugaison non inchoative (par "il paraît"), voir MEAO:85.


Remarque 2 : certains de ces verbes du latin classique ont été empruntés (AO adolecen "adolescent", fr "arborescent", "effervescent", "évanescent", "marcescent"...), suffixe scientifique multilangue -escent (fluorescent, phosphorescent...).


Remarque 3 : dans le latin populaire d'Italie et de France, outre les verbes en -scĕrĕ du latin classique, certains verbes en -īrĕ ont été munis des désinences verbales des verbes en -scĕrĕ. Par exemple lat.class. fīnīrĕ (fīniō, fīnīs, fīnit, fīnīmus, fīnītis, fīniunt) > it finisco, AO finisc / finis, fr (je) finis : c'est l'origine de la conjugaison "inchoative".





b. Évolution phonétique de -scĕrĕ

Remarque : la différence de traitement de -scĕrĕ en domaine d'oc et en domaine d'oïl rappelle le traitement des verbes en -lgĕrĕ, -rgĕrĕ ci-dessous.



α. En domaine d'oc : -scĕrĕ suit le modèle général sce > iss

Dans le domaine d'oc, en général ces infinitifs subissent l'apocope des proparoxytons (voir évolution non syncopée de nombreux proparoxytons), et ils suivent la règle générale pour sce, sci énoncée ci-dessus.


- ´ scĕrĕ  >  / ´  sé/  -isser



β. En domaine d'oïl :  -scĕrĕ  > -ître

Dans le domaine d'oïl, il y a aussi palatalisation avec l'apparition du i diphtongal, pour aboutir aux verbes de type "croître" :


- ´ scĕrĕ  >    a.fr. / ´ strə-istre   >   fr.mod. -ître



Dans le détail, deux scénarios sont envisageables pour expliquer cette évolution. Ils sont tous les deux possibles ; ils diffèrent selon la date de la syncope par rapport à l'avancée de l'évolution de ke.


- scénario 1 : t est d'origine étymologique


Selon PHF-f3:821, 827 (si je le comprends bien), et également PHF-p:176-177 ; le t de "croître" est d'origine étymologique : il apparaît à la faveur de la palatalisation de c devant ĕ. (J'ai modifié le scénario de PHF-p, qui ne donne pas s' : l'apparition de // ne semble pouvoir s'expliquer que par s' subséquent) :


crēscĕrĕ /kréskéré/

>  */k r é s é r é/

> (palatalisation régressive, signalé par PHF-f3:821 "Remarque")  */k r é s' é r é/

>  */k r é s' é r é/

>  */k r é i̯ s' é r é/

> (syncope) */k r é i̯ s' r é/

> (régression) a.fr. creistre /kréi̯stré/

> (différenciation) croistre

> (amuïssement du s devant consonne) croître


Il faut remarquer que la diphtongaison française de é ne peut pas expliquer /é/ > /éi̯/ puisque é est entravé. Une analogie sur les formes conjuguées "je crois, tu crois"... (crēdō, crēdĭs...), pourrait être invoquée mais cela me semble peu probable. Pour nāscĕrĕ, curieusement, IPHAF:75 estime que l'aboutissement "normal" devrait être nastre et non "naître" ; le i dans a.fr. naistre proviendrait d'une influence analogique des aboutissements de nascis "tu nais", nascit "il naît" : je ne comprends pas son raisonnement puisque nāscĕrĕ > a.fr. naistre me semble régulier comme les autres représentants du même groupe de verbes. 


- scénario 2 : t est d'origine épenthique


Si on prolonge l'évolution de sc > /i̯s's'/ comme dans le cas général (sce), on peut proposer origine épenthique de t avec le scénario suivant (voir épenthèse dans sifflante + r) :


crēscĕrĕ /kréskéré/

> */k r és' s' e r é/

> (syncope) */k r és' s' r é/

> (épenthèse de t entre sifflante et r) */krés'tré /

> (régression) a.fr. creistre /kréi̯stré/

> (XIIe siècle et suivants : évolution comme tēlă à partir de l'étape /téi̯la/) croistre
> (XIIe siècle : amuïssement du s devant consonne, s supprimé à l'écrit en 1740) croître


Yves Charles Morin soutient le second scénario (SADP:160), c'est-à-dire où t dans "croître" est épenthique. Cet auteur considère les aboutissements de -scĕrĕ dans les dialectes d'oïl connus pour leur "épenthèse restreinte" : wallon et lorrain. Ces dialectes montrent des formes sans t comme [krèʃrè] "il croîtra" (< crēscĕrĕ hăbĕăt), [kœ:zrè] "il coudra" (< cō(n)s(ŭ)ĕrĕ hăbĕăt). Par contre : [sʋ:rdrè] "il sourdra" (< sŭrgĕrĕ hăbĕăt).

Puis Y. Ch. Morin donne cette analyse diachronique : « On sait que les suites romanes [-sc-] < -sce,i,- sont régulièrement devenues [ssj] en proto-italien, en proto-occitan et en proto-français. Ceci signale un changement phonétique «naturel» qui a pu se produire relativement tôt, et en particulier avant la syncope — qui est variable en occitan et qui ne se produit pas en italien dans ces contextes. Si cela est bien le cas, la syncope aura mis en contact [ssj] avec [r] et la consonne qui apparaît dans creistre < crēscĕrĕ ne peut alors être qu'épenthique. » (SADP:160).



c. Comparaison de l'évolution de crēscĕrĕ et vĭncĕrĕ en français


Dans "croître" (< crēscĕrĕ), "connaître", "naître", "paître", le t est donc épenthique.


Par contre dans a.fr. veintre "vaincre" (< vĭncĕrĕ) (étudié ci-dessous), a.fr. cartre (< carcĕrĕm "prison"), t provient de l'évolution de c latin. Celui-ci subit une régression à l'étape très ancienne //, du fait du contact avec le r subséquent au moment de la syncope.


Il en est de même pour "plaindre" (< plangĕrĕ) (étudié ci-dessous), "sourdre" (< sŭrgĕrĕ) : le d provient de l'évolution de g latin qui subit une régression à l'étape //, en raison du contact avec le r subséquent au moment de la syncope.



d. Tableau d'exemples pour -scĕrĕ



latin

occitan / français
-scĕrĕ
>
oc -isser    /   fr -istre > -ître  



appārĕscĕrĕ >
aparèisser "apparaître"
cognōscĕrĕ
>
conóisser, conèisser "connaître"
crēscĕrĕ
>
crèisser "croître"
*extrĕmēscĕrĕ (1) >
estreméisser (rouerg) (sens ?) (1)
nāscĕrĕ
>
nàisser "naître"
pascĕrĕ
>
pàisser "paître"




Tableau : exemples d'évolution de sce, sci dans les verbes en -scĕrĕ.

(1) *extrĕmēscĕrĕ : voir DÉRom.






D. Verbes en -lgĕrĕ, -rgĕrĕ

Remarque : la différence de traitement de -lgĕrĕ, -rgĕrĕ en domaine d'oc et en domaine d'oïl rappelle le traitement des verbes en -scĕrĕ ci-dessus.


(GIPPM-2:474)

En AO, un groupe de verbes suit préférentiellement la voie /dz/ > /z/ : les infinitifs en -´ lgĕrĕ, -´rgĕrĕ donnent des verbes en -lzer, -rzer, plus rarement -lger, -rger. Le plus employé aujourd'hui est móuser "traire".


´ l, r + gĕrĕ
mŭlgērĕ > mŭlgĕrĕ
>
oc. l, r + -zer molzer > móuser "traire"
fr. l, r + -dre moldre "traire"


Il faut que je propose un scénario pour l'évolution phonétique en français, menant à -ldre, -rdre (a priori, on a une évolution par syncope au stade // ou /͜dj/ de g devant ĕ).


Quelques uns de ces verbes ont été réarrangés en latin vulgaire :


- L'infinitif paroxytonique mŭlgē "traire" a été aligné sur les infinitifs en -rgĕrĕ qui sont proparoxytoniques (voir réarrangement d'infinitifs en latin vulgaire).


- Les infinitifs classiques ērĭgĕrĕ, pŏrrĭgĕrĕ avaient l'accent sur ĭ, mais l'emploi des formes conjuguées ērĭgō "je mets droit"... a entraîné la chute de ĭ par syncope ; ce qui s'est répercuté par analogie dans les infinitifs > *ērgĕrĕ, *pŏrgĕrĕ.



En dehors des verbes, il faut signaler les accusatifs fŭlgŭr > *fŭlgŭrĕm, également (pl.n.>sing.f.) fŭlgŭr > *fŭlgŭrăm ont évolué au moins partiellement en *fŭlgĕrĕm, *fŭlgĕrăm, comme en témoignent AO flzer, 38 fóusera "foudre". Ils ont évolué comme la série de verbes en -lgĕrĕ, -rgĕrĕ.




latin

occitan / français
´ l, r + gĕrĕ >
/zé/... / /dr/



dēr(ĭ)gĕrĕ

AO drzer, drdre "lever, dresser" (1)
ēr(ĭ)gĕrĕ

AO rdre ; (a) érzer "élever"
exsŭrgĕrĕ

AO eisrzer, eisrger "sourdre"
fŭlgŭr > *fŭlgŭră(m) > *fŭlgĕră(m)
38 fóusera "foudre"
fŭlgŭr > *fŭlgŭrĕ(m) > *fŭlgĕrĕ(m)
AO flzer, flgre, fldre "foudre"
mŭlgĕrĕ

AO mlzer, OA móuser, móuger, mólher... (2) (for) muidre,
a.fr. moldre, moudre (différent de moudre < mŏlĕrĕ) "traire"
pŏrr(ĭ)gĕrĕ

AO pǫrger, pǫrser ; porgir, porzir, pòrger, (niç, d, a) pòrzer  "présenter"
spargĕrĕ
AO esparzer (NTOP-2:173), esparger, esparser "répandre"
sŭrgĕrĕ
AO srzer, srger, sorzir, sorgir  "sourdre"
tergĕrĕ

(AO) tȩrzer, tȩrser (FEW : a.lyon. terdre) "essuyer"









Tableau : évolution des verbes en -lgĕrĕ, -rgĕrĕ.


(1) Pour AO drzer "lever, élever, dresser", FEW 3:240a donne l'étymon ērĭgĕrĕ ; peut-être que le latin dērĭgĕrĕ par exemple dans le sens "tuteurer un arbre" convient.

(2) Pour móuser, móuger... "traire", voir conservation de /ó/ dans móuser, sóupre.




E. Cas : nge, ngi, nce, nci


Voir juste ci-dessous palatalisation de n velaire.






II. Palatalisation de n vélaire (nce, nci, nge, ngi, gn)


Le n vélaire, noté ŋ avec l'API (équivalent à ṅ dans de plusieurs ouvrages) est le n dans l'anglais king "roi" ; également dans l'allemand singen "chanter". En latin, il était prononcé dans les cas -ng-, -nc- mais aussi -gn-. Ainsi on avait les prononciations (IPHAF:70) :

- /ŋg/ dans angŭlŭs "angle" ;

- /ŋk/ dans vĭncĕrĕ "vaincre" ;

- /ŋn/ dans lĭgnŭm "bois" (pour ce dernier cas, il faudrait présenter ici l'évolution /gn/ > /ŋn/).


Remarque : en occitan, la nasalisation n'est qu'incomplète (lenga, enclaus) et on admet qu'on entend légèrement le n vélaire, voir nasalisation partielle en occitan.



A. Pour -ng- : palatalisation de -nge- et -ngi-

La démarche est tirée de IPHAF:71 qui concerne le français ; j'ai extrapolé pour l'occitan.


Pour ĭngĕnĭŭm > engenh, cas de ngé, l'assimilation réciproque affectant ng décrite ci-dessous ne s'est pas réalisée. Ce n n'était peut-être pas vélaire (ŋ), c'était peut-être un vrai n, (effet de in- perçu comme préfixe ?). Voir ĭngĕnĭŭm (pour l'évolution de -ĕnĭŭm).


Dans la deuxième moitié du IIe siècle après J.-C., il y a palatalisation de ge, gi en position forte, qui entraîne elle-même la palatalisation de /ŋ/ dans /ŋg/ ; c'est une palatalisation régressive . On a donc :


-ng- /ŋ g/ > /ŋ / > /ñ /


Àu stade, /ñ /, /ñ/ et // sont homorganes : il peut facilement y avoir assimilation réciproque menant à /ññ/ > /ñ/.


/ñ / > /ññ/ > /ñ/


Le stade /ñ / est bloqué en français dans les verbes de type plangĕrĕ "plaindre", où la syncope provoque la régression // > /d/. Voir ci-dessous l'évolution de l'infinitif plangĕrĕ.


Cela concerne notamment une série de verbes latins en -ngĕrĕ qui ont donné des verbes occitans en -nher et des verbes français en -indre (craindre, joindre...). Mais aussi longē "loin".



plangĕrĕ > plànher "plaindre"


INFINITIF : plangĕrĕ /plaŋgéré/ > (fin IIe s.) */plaŋéré/ > */plañéré/ > suite ci-dessous


en français : (voir comparaison de l'évolution de crēscĕrĕ et vĭncĕrĕ ci-dessus)

début IIIe s. syncope au contact de r => régression du d̮ => effort articulatoire important => apparition d'un i diphtongal) */plai̯ñdré/


en occitan (pr, l) : (achèvement de l'assimilation réciproque) */plaññéré/ > (simplification des géminées) */plañéré/ > (apocope) */plañér/ > (apocope) /plañé/

(pour l'occitan ci-dessus, c'est ma proposition)


Ici, la divergence oc / oïl à partir du début du IIIe siècle est ainsi à relier à une résistance fréquente de l'occitan à la syncope des proparoxytons.


Sur ce phénomène, voir évolution des proparoxytons latins. En Espagne et en Italie, la syncope n'a pas eu lieu non plus : (esp) fingir, (it) fingere "feindre".

Par ailleurs, en français comme en occitan, les phénomènes d'analogie se sont sans doute réalisés, entraînant l'extension de la même terminaison -indre ou -nher à tous les infinitifs du même type.



plangĕntĕm > planhènt "plaignant"

PARTICIPE PRÉSENT : l'assimilation réciproque n'est pas contrariée, elle se réalise en français comme en occitan, menant à /ññ/ > /ñ/. En français, on a obtenu */plañẽnt/ > "plaignant" /pléñɑ̃/, par analogie sur les formes conjuguées. Ce phénomène a sans doute été favorisé par la graphie ancienne -ign- représentant /ñ/, voir ci-avant la discussion sur -ign-.


en français : plangĕntĕ(m) /plaŋgénté/ > (fin IIe s.) */plaŋènté/ > */plañènté/ > (XIe s.) */plɑ̃ñẽnt/ > /pléñɑ̃/ plaignant.


en occitan : plangĕntĕ(m) /plaŋgéntém/ > (fin IIe s.) */plaŋènté/ > */plañènté/ > */plañè̃nt/ > /plañè̃/ planhènt

(pour l'occitan ci-dessus, c'est ma proposition)


(pour la terminaison -ant, -ènt, voir conservation des voyelles du latin tardif dans les nasales provençales).



plangĭt > planh "(il) plaint"

INDICATIF PRÉSENT : "il plaint" : l'assimilation réciproque se réalise là aussi en français et en occitan. En français, il y a syncope au VIIe siècle, ce qui place ñ au contact de -t et entraîne l'apparition d'un i diphtongal. En occitan, je pense qu'il y a apocope : ñ n'est ainsi jamais en contact avec -t.


en français : plangĭt /plaŋgit/ > (fin IIe s.) */plaŋét/ > */plañét/ > */plaññét/ > */plañét/ > (VIIe siècle) */plai̯ñt/ > (régression) */plai̯nt/ > (XIe s.) */plã̯ĩnt/ > (début XIIe s.) */plẽ̯ĩnt/ > (XIIIe s.) /plẽn/.

(voir IPHAF pp. 72, 136, 137).


en occitan : plangĭt /plaŋgi/ (disparition de -t) > (fin IIe s.) */plaŋé/ > */plañé/ > */plaññe/ > */plañé/ > (apocope) /plañ/ planh. Pour planh, la prononciation avec ñ n'est conservée qu'en (g) ; ailleurs on a /plã/.

(pour l'occitan ci-dessus, c'est ma proposition)



En conclusion, par cette voie, on obtient des mots – essentiellement des verbes – en -nh-. Le digramme nh est employé depuis le Moyen Âge pour retranscrire le phonème /ñ/ (alors en concurrence avec de nombreuses autres combinaisons de lettres). On voit ainsi la troisième voie qui mène au phonème /ñ/. Les deux premières voies concernaient les premières palatalisations :

- évolution du latin n + ĭ, ĕ en hiatus (vīnĕăm > vinha) ;

- évolution de nd + ĭ, ĕ en hiatus (vĕrēcŭndĭăm > vergonha).

- (il existe une quatrième voie ci-dessous : -gn- > -nh-).


Il faut noter qu'en italien et en espagnol, cette évolution n'a pas eu lieu :

(esp) fingir, plañir, constreñir (pour ces deux derniers verbes, l'assimilation réciproque ng > ñ s'est produite mais il y a eu déplacement de l'accent tonique) ;

(it) fingere, costringere, piangere.

En catalan, elle a parfois eu lieu : (cat) constrènyer, plànyer, mais ungir, fingir, (a.cat.) fengir.

Ainsi l'évolution -ng- > -ñ- avec conservation de l'accent tonique latin est typique du domaine occitan (et dans une moindre mesure, du domaine catalan).



Exemples pour -nge-


latin

occitan
ng /ŋg/

nh /ñ/



astrĭngĕrĕ
astrénher "astreindre"
attĭngĕrĕ
aténher "atteindre" (1)
cĭngĕrĕ
cénher "ceindre"
constrĭngĕrĕ
constrénher "contraindre" (2)
? (3)

crénher "craindre" (3)
exstinguere > *extĭngĕrĕ
esténher "éteindre"
fĭngĕrĕ
fénher "feindre"
frangĕrĕ
lim frànher "briser"
fungĕrĕ
fónher "bouder"
jungĕrĕ
jónher "joindre"
ĭmpĭngĕrĕ
(AO) empnher "pousser"
infrangĕrĕ
(AO) enfrànher "enfreindre"



longē
(AO) lǫnh, lnh, luenh "loin" (4)



pĭngĕrĕ
pénher "peindre"
plangĕrĕ

plànher "plaindre"
pungĕrĕ
pónher "piquer" ("poindre")
*refrangĕrĕ
(AO) refrànher, voir (a.fr.) "refreindre" refranh "refrain"
tangĕrĕ

tanher "toucher, appartenir par le sang" (5)
tĭngĕrĕ

ténher "teindre"
ŭngĕrĕ, ŭnguĕrĕ (6)
ónher "oindre"





Tableau : la palatalisation du son -nge-.


(1) le français "atteindre", jadis "attaindre", provient d'une variante populaire *attangĕrĕ, refaite sur tangĕrĕ (CNRTL).
(2) la variante (rouerg) constrénger échappe à l'assimilation réciproque (voir l'italien costringere) .
(3) pour crénher, un croisement de trĕmĕrĕ avec le gaulois *krit- a eu lieu > *crĭmĕrĕ, voir la discussion à crénher.
4) le provençal luenh s'explique par une diphtongaison conditionnée (comme probablement l'a.fr. luinz).
(5) la variante (lim) tànger échappe à l'assimilation réciproque (voir l'italien tangere) .
(6) pour ŭngĕrĕ, voir DÉRom pour les variantes du mot latin.




B. Pour -nc- : palatalisation de -nce- et -nci-


La démarche est tirée de IPHAF:72 qui concerne le français ; j'ai extrapolé pour l'occitan.


Ici, on montre l'aboutissement de vĭncĕrĕ "vaincre" avec l'apparition d'un i diphtongal en français, forcément lié à des palatalisations anciennes.

Dans ce cas encore, la palatalisation du n vélaire dépend de celle de la consonne suivante : c, donc elle ne se réalise que si c se trouve devant e ou i : voir ci-dessus palatalisation de ce, ci, ge, gi en position forte. On a donc :


-nc- /ŋ k/ > /ŋ / > (2e moitié IIe s.) /ŋ / > /ñ/ > (suite ci-dessous)


vĭncĭt > vẹns "(il) vainc"

INDICATIF PRÉSENT : vĭncĭt "il vainc" :


en français : */véñt̮ét/ > (début IIIe s.) */véñ͜tsét/ ou */véi̯ñ͜tsét/ > (syncope) */véi̯ñst/ > */vei̯nst/ > (a.fr.) veint

(ci-dessus, F. de La Chaussée hésite sur le moment où est apparu le i diphtongal, mais la comparaison avec l'occitan ci-dessous, où il n'y a pas de i diphtongal, fait pencher plutôt pour */véñ͜tsét/, le i diphtongal ne serait apparu qu'au moment de la syncope pour le français)


en occitan : */véñt̮é/ > (début IIIe s.) */véñ͜tsé/ (disparition de -t) > (apocope et dépalatalisation de ͜ts) */véñts/ > (désaffrication vers 1200) (AO) véns

(pour l'occitan ci-dessus, c'est ma proposition)



vĭncĕrĕ > vẹnser "vaincre"

INFINITIF : vĭncĕrĕ "vaincre" :


en français (voir comparaison de l'évolution de crēscĕrĕ et vĭncĕrĕ ci-dessus) : */véñt̮éré/ > (syncope début IIIe s. => i diphtongal) */véi̯ñtré/ > veintre (forme du IXe s., la forme actuelle "vaincre" a été refaite sur le participe vencu, vaincu CNRTL).


en occitan : */véñt̮éré/ > */véñ͜tséré/ > (apocope et dépalatalisation de ͜ts) */véñtsér/ > */ventsér/ (désaffrication vers 1200) (AO) vẹnser.

(pour l'occitan ci-dessus, c'est ma proposition)





C. Pour -gn- : palatalisation devant toute voyelle


La démarche est tirée de IPHAF:71 qui concerne le français ; j'ai extrapolé pour l'occitan.


Comme en français, la prononciation latine de -gn- /ŋn/ évolue par assimilation réciproque pour aboutir à un phonème unique /ñ/ vers le début du IVe siècle :


-gn- /ŋ n/ > /ŋ ñ/ > /ñ ñ/ > /ñ/ -nh-


Ce cas est voisin de celui de -cl-, où il y a assimilation réciproque de /k/ et de /l/ pour donner // (oculum > oclu > uèlh).



latin

occitan
gn /ŋn/
nh /ñ/



agnĕllŭ(m)

anhèu "agneau"
dĭgnā

denhar "daigner"
dĭgnĭtātĕm

AO denhtat, deintat, dintat "(objet précieux ; mets délicat)", voir a.fr. deintié
ĭnsĭgnā

ensenhar "enseigner"
lĭgnŭ(m)
lenha "bois de chauffage"
pŭgnŭ(m)

ponh "poing"




Tableau ci-dessus : la palatalisation de -gn-. Dans tous les cas, -gn- évolue en -nh- /ñ/.